L'appel au boycott des produits israéliens validé par la CEDH


UNE INCONTESTABLE VICTOIRE CONTRE TOUS CEUX QUI VOULAIENT LE FAIRE INTERDIRE :

 

L'appel au boycott des produits israéliens validé par la Cour européenne des droits de l'homme, un article explicatif de Ghislain Poissonnier, magistratpublié par la Revue AJ Pénal, 2020, p. 412...

 

En 2009 et 2010, des militants de la campagne Boycott, Désinvestissement et Sanctions (BDS) organisent des manifestations dans les supermarchés alsaciens au cours desquelles ils appellent au boycott des produits israéliens. Ils sont poursuivis par le ministère public pour une infraction de provocation à la discrimination fondée sur la nationalité prévue par l'article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Il leur est reproché d'avoir provoqué publiquement à discriminer les producteurs ou les fournisseurs de produits venant d'Israël et distribués dans les supermarchés français. Ils sont relaxés en première instance, mais la cour d'appel les déclare coupables et les condamne à des peines d'amende et au paiement de dommages et intérêts à des associations de défense de l'État d'Israël. La Cour de cassation rejette leur pourvoi (Crim. 20 oct. 2015). Les militants de la campagne BDS décident de porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci, à l'unanimité des juges, condamne la France pour avoir violé leur droit à la liberté d'expression prévu par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. L'arrêt dit que la France devra verser à chacun des requérants 7 380 € en réparation du dommage matériel et moral subi et à l'ensemble des requérants 20 000 € au titre des frais et dépens. La solution retenue par la cour d'appel, approuvée par la Cour de cassation en 2015, aboutissait à rendre illégal tout appel au boycott des produits issus d'un État. La CEDH rappelle que, dans une société démocratique, un tel appel est couvert par la liberté d'expression. Les juridictions internes seraient sans doute parvenues à la même conclusion que la CEDH si elles avaient pris en compte l'histoire des luttes démocratiques qui, depuis le XIXe siècle, utilisent l'appel au boycott de produits comme mode de lutte pacifique afin d'obtenir le respect des droits (Irlande, États-Unis, Grande-Bretagne, Inde, Afrique du Sud). Ce mode d'expression a d'ailleurs été reconnu comme licite par la Cour constitutionnelle allemande en 1958, par la Cour suprême américaine en 1982 et par la cour d'appel d'Angleterre et du Pays de Galles en 2018.

 

Outre la tradition historique de l'appel au boycott, l'arrêt Baldassi insiste sur deux aspects qui ont sûrement pesé dans la balance pour aboutir à cette condamnation de la France.

 

Premier aspect : les circonstances de l'espèce. Aucun acte de violence ou de dégradation, aucun appel à la haine ou à la violence, non plus de propos racistes ou antisémites n'avaient été déplorés. Telle est d'ailleurs la philosophie du mouvement BDS qui puise ses racines dans les mouvements de résistance civile et demande le boycott de personnes morales et pas de personnes physiques. Le raccourci souvent fait par des responsables politiques français entre le mouvement BDS et l'antisémitisme - à l'origine de la circulaire Alliot-Marie du 12 février 2010 - est apparu, aux yeux de la Cour, comme un amalgame injustifié.

 

Deuxième aspect : les tierces interventions de la Fédération des droits de l'homme et de la Ligue des droits de l'homme. Ces deux ONG ont expliqué, en puisant dans l'arrêt Perinçek, qu'il convenait de faire une distinction très nette contre les discours de haine et les discours de nature politique. Le racisme et l'antisémitisme relèvent des premiers, tandis que les appels au boycott relayés par la campagne BDS relèvent des seconds en ce qu'ils constituent une critique de la politique de l'État d'Israël, assortie de demande de sanctions tant que le gouvernement israélien ne respecte pas le droit international (§ 79). Pour enfoncer le clou, l'arrêt se réfère au rapport d'activité du rapporteur spécial sur la liberté de religion ou de conviction des Nations unies du 20 septembre 2019 (§ 79), qui retient une telle distinction.

 

L'arrêt conclut donc logiquement que la tentative française de pénalisation de l'appel au boycott, un exemple unique au monde (le contentieux intervenu dans d'autres États étant de nature civile), constitue une atteinte à la liberté d'expression.

 

La motivation de l'arrêt de la CEDH appelle cependant au moins trois observations critiques.

 

Premièrement, le refus de la Cour de se pencher de manière approfondie sur la violation du principe de légalité garanti par l'article 7 de la Convention peut être regretté (§ 35 à 41 ; v. l'opinion dissidente de la juge O'Leary). La pénalisation de l'appel au boycott reposait sur une interprétation d'une combinaison de deux textes : l'article 24, alinéa 8, de la loi de 1881 sur la liberté de la presse et, par renvoi, l'article 225-2 du code pénal relatif à l'entrave à l'exercice d'une activité économique. Cette combinaison n'allait pas de soi et, de surcroît, semblait très éloignée, tant dans la lettre que dans l'esprit, de toute volonté du législateur. À l'évidence, la loi pénale avait été interprétée de manière extensive par la cour d'appel et par la Cour de cassation. De plus, ces dispositions ne répondaient pas aux objectifs de clarté et de prévisibilité. La jurisprudence française était partagée sur la question, voire même opposée à la pénalisation de l'appel au boycott. L'interprétation de la loi pénale ne faisait donc pas consensus, ce qui ne garantissait pas la prévisibilité de la loi pénale.

 

Deuxièmement, l'absence de référence à la liberté du consommateur d'acheter ou de ne pas acheter un produit constitue un manque dans le raisonnement de la Cour. Certes, le consommateur est susceptible d'être influencé par un appel au boycott ou par un discours (§ 70). Mais il est avant tout une personne libre et douée de raison, susceptible de faire des choix de consommation déterminés par ses convictions. Il aurait été souhaitable que la Cour fasse une analyse de cette liberté du consommateur, car c'est bien elle qui permet de comprendre ce qu'est un appel au boycott, particulièrement lorsque celui-ci est coordonné par un mouvement issu de la société civile. À cet égard, la Cour pouvait s'inspirer de la jurisprudence de la CJUE (aff. du 12 nov. 2019), selon laquelle « les consommateurs sont susceptibles de prendre leurs décisions d'achat en tenant compte de considérations liées au fait que les denrées alimentaires en cause au principal proviennent de colonies de peuplement établies en violation des règles du droit international humanitaire » (pt 55). Dans ses conclusions présentées le 13 juin 2019 dans cette affaire jugée par la CJUE, l'avocat général Hogan indiquait d'ailleurs dans un parallèle pertinent que « de même que de nombreux consommateurs européens étaient opposés à l'achat de produits sud-africains à l'époque de l'apartheid avant 1994, les consommateurs d'aujourd'hui peuvent, pour des motifs similaires, s'opposer à l'achat de produits en provenance d'un pays donné, par exemple parce que ce n'est pas une démocratie ou parce qu'il applique des mesures politiques ou sociales particulières que ce consommateur estime répréhensibles, voire révoltantes. Dans le contexte de la politique israélienne à l'égard des territoires occupés et des colonies de peuplement, il est possible que certains consommateurs s'opposent à l'achat de produits provenant de ces territoires, précisément parce que l'occupation et les colonies de peuplement constituent clairement une violation du droit international » (pt 51).

 

Troisièmement, la référence fréquente de la CEDH à l'arrêt Willem (16 juill. 2009) est regrettable. Rappelons que Jean-Claude Fernand Willem, maire de la commune de Seclin dans le département du Nord, avait annoncé, au cours de la réunion du conseil municipal tenue en 2002, son intention de demander aux services municipaux de ne plus acheter de produits israéliens et ce afin de protester contre la politique d'Ariel Sharon violant les droits des Palestiniens. Condamné au paiement d'une amende pour provocation à la discrimination, il avait porté l'affaire devant la CEDH qui l'avait débouté, estimant que ses propos constituaient bien une incitation à la commission d'un acte discriminatoire condamnable et n'étaient pas couverts par la liberté d'expression. La solution de l'arrêt Willem n'était pas convaincante car, comme le soulignait l'opinion dissidente du juge Jungwiert, la prémisse du raisonnement était erronée. Le maire d'une commune a certes des devoirs et responsabilité rattachés au mandat de maire (§ 70). Mais il est aussi un personnage politique qui doit disposer d'une large liberté d'expression, particulièrement sur des sujets d'intérêt général. Contrairement aux agents municipaux, il n'est absolument pas tenu à la neutralité et à un devoir de réserve (§ 69), a fortiori à l'occasion d'une séance du conseil municipal, lieu de débat par excellence. Au final, M. Willem a été condamné pour avoir exprimé des opinions de nature politique, propos dont il était au demeurant démontré qu'ils n'avaient pas été suivis d'actes discriminatoires de la part de la municipalité. Il aurait été préférable que la CEDH abandonne toute référence à cet arrêt, qui doit rester un arrêt d'espèce au raisonnement discutable. En pratique, les conseils municipaux peuvent adopter des motions appelant au boycott de produits, comme cela a été le cas dans un certain nombre de communes (Saint-Pierre des Corps, Bondy, Ivry-sur-Seine, Clermont-Ferrand) et les maires peuvent bien appeler au boycott de produits d'un État dont la politique est critiquée. Dans un régime démocratique, il est difficile d'imaginer qu'un représentant élu dispose d'une liberté d'expression sur des sujets politiques plus réduite que celle de ses électeurs.