Une interview du Dr Samah Jabr


On ne présente plus à nos lecteurs le Dr Samah Jabr, psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem et chef de l’unité de santé mentale au sein du ministère palestinien de la Santé. Invitée à plusieurs reprises en Finistère, à Morlaix, Brest ou encore au festival de Douarnenez, au moment de la sortie du film d'Alexandra Dols "Derrière les fronts" en 2017. Depuis de nombreuses années, elle témoigne du quotidien des Palestinien.ne.s et des conséquences psychiques de l'occupation israélienne. Dr Samah Jabr est une professionnelle de la santé mentale autant qu'une militante de la résistance palestinienne. Ces chroniques sont régulièrement partagées sur les réseaux sociaux et dans la presse internationale. Elles ont fait l'objet d'une publication en 2018 sous le titre "Derrière les fronts– Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation" présentée dans notre rubrique "le coin lecture"...

 

Cette interview date du 31 mars et a été publiée sur

le site Chronique de Palestine.

 

https://www.chroniquepalestine.com/samah-jabr-face-a-la-pandemie-le-ministere-palestinien-de-la-sante-fait-de-son-mieux/

 

 

Par Samah Jabr

 

Une interview du Dr Samah Jabr, psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem et chef de l’unité de santé mentale au sein du ministère palestinien de la Santé.

 

This Week In Palestine : L’Organisation mondiale de la santé a félicité la Palestine pour les mesures que le gouvernement a prises pour lutter contre le virus COVID-19. Certains Palestiniens se plaignent cependant du manque de préparation du ministère face à un tel défi. Comment répondriez-vous à de telles critiques ?

Samah Jabr : Je pense que le ministère de la Santé fait de son mieux et agit conformément aux recommandations de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et aux normes internationales en matière de dépistage des patients, d’imposition de quarantaine, de traçage des contacts, d’encouragement à l’éloignement social et d’autres interventions de santé publique. Les mesures qui ont été prises très tôt en Palestine ont par la suite été adoptées par d’autres pays de la région et par certains pays européens. 

La Palestine devait compter sur une stratégie de prévention en raison des préoccupations concernant les ressources limitées pour les soins tertiaires [avec différents spécialistes]. Il y a donc eu une implication politique de haut niveau en Palestine et l’état d’urgence a été déclaré assez tôt, probablement en raison de notre conscience de nos limites. 

Prendre des mesures préventives est moins coûteux et plus réalisable pour nous que faire face à une situation où de nombreux cas critiques devront être admis dans les hôpitaux, avec des services de soins intensifs et des systèmes d’aide respiratoire – une situation que nous ne pourrions pas gérer si nous ne faisons pas suffisamment pour aplatir la courbe des cas de contamination, compte tenu des limites en personnel médical, en équipement et en soins tertiaires en Palestine.

Parmi les personnes confrontées à une situation aussi anxiogène que la pandémie actuelle, certaines expriment colère et accusations. Je comprends ces sentiments dans le cadre d’une réaction de deuil : les gens perdent leur liberté de mouvement et leur source de revenus. Il y a un changement pénible dans la routine de chacun et une nécessité d’annuler des événements importants tels que des mariages, des voyages et des réunions. Je ne pense pas que les gens ordinaires disposent de suffisamment de données ou d’expertise sur le sujet pour juger de l’état de préparation du ministère, mais la transparence et une approche participative des décideurs qui expliquent au public les raisons de leurs décisions, aideront à contenir les réactions des gens, et je pense que c’est ce qui se passe actuellement.

Il n’y a rien de honteux à avoir des ressources limitées. Nous vivons en Palestine occupée où nous n’avons aucun contrôle sur nos frontières pour décider qui peut entrer et qui ne peut pas, et l’importation de matériel médical doit franchir de nombreux obstacles israéliens. Nous n’avons aucune honte d’être conscients de nos limites et nous sommes plutôt fiers de pouvoir concevoir des interventions efficaces avec les moyens dont nous disposons, et conformément aux meilleures pratiques internationales.

TWIP : Pensez-vous que les moyens de communication (Facebook, radio-diffusion) utilisés par le ministère de la Santé pour diffuser des informations sont adéquats ?

SJ : Le ministère utilise tous les moyens disponibles pour diffuser l’information, impliquer le public et simplifier les instructions. Tous les médias officiels et sociaux sont utilisés. De plus, il existe une hotlinepour répondre aux questions. Au niveau des services de soins de santé primaires [soins de premier recours], le personnel médical éduque les gens sur les défis auxquels la Palestine est confrontée et le rôle que tout individu peut jouer en ce moment. Le personnel médical explique la nécessité de divers changements dans la fourniture des services dans les centres de soins primaires, comme la mise à disposition de médicaments dans les dispensaires de petites localités plutôt que dans les dispensaires centraux – afin de minimiser l’obligation de voyager, – et fournir des médicaments contre les maladies chroniques pour trois mois au lieu d’un mois. 

Ce qui est plus important que les moyens de communication précisément utilisés, ce sont les informations qui sont diffusées. Les informations précises et clairement expliquées qui sont jusqu’à présent partagées sont efficaces pour inciter les gens à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre la contamination. 

Nous reconnaissons que nous n’avons pas toutes les réponses. Il existe un sentiment général d’incertitude dans toutes les régions du monde concernant cette pandémie qui touche à la santé. Cette incertitude n’est pas propre à la Palestine, et les Palestiniens sont probablement mieux formés pour faire face à l’incertitude que les autres nations.

TWIP : Le ministère de la Santé dispose-t-il d’un ensemble de procédures et de protocoles standardisés pour les établissements de santé concernant l’admission des patients présentant des symptômes d’infection ?

SJ : Bien sûr que c’est le cas. Le ministère a estimé le nombre de personnes susceptibles d’être infectées, combien d’entre elles auront besoin d’une hospitalisation et combien auront besoin d’une unité de soins intensifs. Il existe déjà des protocoles et des critères établis, conformément aux directives de l’OMS, concernant la quarantaine, l’isolement médical, l’hospitalisation et les conditions de sortie. Un programme de travail spécial est en cours d’élaboration pour le personnel médical impliqué dans cette urgence, afin de minimiser à la fois le manque de personnel et la possibilité que les personnels soignants infectent d’autres personnes à leur retour au domicile.

Le ministère de la Santé a accéléré sa préparation pour répondre à cette crise sanitaire. Il a élargi la capacité d’hospitalisation en préparant 10 centres « Corona » en Cisjordanie et en renforçant les laboratoires. Des efforts similaires sont déployés à Gaza. Il est prévu de recruter des systèmes d’aide respiratoires dans les hôpitaux privés en cas de besoin. Le ministère a demandé 200 de ces systèmes en plus aux donateurs, à côté d’autres équipements, tampons, masques et trousses d’EPI (équipement de protection individuelle).

TWIP : Le ministère de la Santé offre-t-il un soutien en matière de santé mentale, en particulier aux personnes en quarantaine ? Les médias semblent signaler que les problèmes liés à la santé mentale n’ont pas reçu la priorité. Comment le ministère de la Santé peut-il apporter un soutien psychologique, voire moral, aux personnes isolées et en particulier en cas d’isolement prolongé ?

SJ : Le ministère de la Santé considère la réponse en matière de santé mentale comme faisant partie intégrante de la réponse médicale à la crise du coronavirus. Les santés mentale et physique interagissent. Si la santé mentale s’améliore, la santé physique s’améliore et vice versa. Le ministère de la Santé a mis en place une hotline gratuite pour répondre aux questions des gens, les rassurer et fournir des informations précises qui atténueront le sentiment de panique et le déni de la situation. Les personnes qui ont besoin de conseils psychologiques seront redirigées vers un numéro de téléphone spécial où des professionnels qualifiés fourniront les interventions nécessaires.

Le ministre m’a nommée pour apporter un soutien psychologique aux personnes actuellement en quarantaine. Je leur ai personnellement rendu visite et j’ai passé un peu de temps avec chacune d’elles individuellement, et j’ai fourni mon numéro de téléphone au personnel médical et aux bénévoles qui prennent soin d’eux au cas où ils auraient besoin d’une assistance. Depuis cette visite, je les ai contactés quotidiennement via WhatsApp et j’ai fourni une assistance à chaque fois que nécessaire. Les individus placés en quarantaine ont également créé un groupe WhatsApp pour se soutenir mutuellement, et chacun d’eux a développé sa propre stratégie d’endurance. Un élément important de ces stratégies est que [ces personnes en quarantaine] deviennent des agents actifs dans la mobilisation de la communauté et la sensibilisation du public.

Mais notre réponse en matière de santé mentale ne se limite pas aux personnes isolées et n’a pas commencé avec la crise du Corona. La plupart de nos médecins et infirmières sont formés aux processus du Mental Health Gap Action Program [Programme d’action pour les manques en santé mentale] de l’OMS (mhGAP) qui leur permettent de fournir le soutien nécessaire en matière de santé mentale aux personnes souffrant de troubles psychologiques courants, et beaucoup ont également été formés pour fournir les premiers soins psychologiques. Il y aura des activités de renforcement de ces capacités au cours des prochaines semaines.

TWIP : Pourquoi n’y a-t-il eu qu’un nombre relativement faible de Palestiniens testés positifs pour le virus COVID-19 ?

SJ : Je pense que le petit nombre de personnes testées positives est dû à la méthode utilisée par le ministère de la Santé, qui identifie les personnes suspectées de contamination et trace les contacts. Dans d’autres pays, les cas réels (principalement asymptomatiques) étaient estimés à 27 fois le nombre de cas officiels. Dans nos messages de sensibilisation aux gens, nous leur demandons de supposer que chaque personne est un porteur positif asymptomatique du virus, ce qui implique que les individus doivent agir avec une grande responsabilité pour protéger les autres contre eux-mêmes et faire attention à se protéger des autres.

Je crois que cette situation d’urgence nous aidera à développer notre immunité psychologique en acquérant un sens de responsabilité sociale, de coopération et d’altruisme. Nous apprendrons à être dynamiques et flexibles face aux défis, en changeant les routines et en développant la tempérance dans les domaines où les individus y sont habitués.

TWIP : Nous considérons qu’un nombre suffisant de personnes travaillent dans le secteur de la santé. Le ministère a-t-il un plan d’urgence au cas où le nombre de malades nécessitant des soins – Dieu nous en préserve – augmente de façon exponentielle ?

SJ : Le confinement a été imposé initialement pour aplanir la courbe, afin que nos hôpitaux et nos centres Corona ne soient pas submergés et ne s’effondrent pas. À mesure que les cas augmentent, le personnel sera obligé de rester à l’hôpital pendant 15 jours consécutifs et ensuite de se mettre en quarantaine avant de rentrer chez lui, tout en étant remplacé par une autre équipe. Cela va être difficile, mais c’est ce qui doit être fait compte tenu des ressources disponibles. D’autres mesures telles que le recrutement de bénévoles peuvent également s’avérer nécessaires si notre personnel est submergé de travail.

Il est également important de prendre en considération le bien-être psychologique de tout le personnel qui travaillera sous une pression plus forte en raison de la charge accrue qui lui incombera, car ils doivent s’éloigner de leurs enfants, de leurs conjoints et de leurs familles, et prendre plus de précautions que d’autres, en particulier avec le risque toujours possible d’être infecté par le virus.

TWIP : Avant que le gouvernement ne déclare l’état d’urgence, la plupart des comptes-rendus communiqués au public indiquaient que tout allait bien, avec seulement quelques cas en Palestine. L’annonce de l’état d’urgence a pris les gens de court et a semé l’affolement. Avec le nombre croissant d’infections, cet affolement n’a pas disparu. Quels sont vos commentaires ?

SJ : Je ne pense pas que l’affolement soit lié à la déclaration de l’état d’urgence. La situation est déclarée par l’OMS comme une pandémie, et elle fait des morts, il est normal de s’inquiéter face à une telle menace. Il est cependant important de ne pas amplifier l’anxiété à un niveau dysfonctionnel et de créer une panique et une confusion de masse. 

Certaines manifestations de cette réponse inadaptée comprennent l’achat excessif de nourriture et de produits de nettoyage, l’utilisation abusive de gants et de masques qui devraient être réservés au personnel médical à un stade ultérieur, et la propagation de rumeurs et d’idées erronées sur la crise sanitaire. Parmi les rumeurs les plus comiques que j’ai entendues figurent : « le coronavirus fait partie de l’Accord du siècle » et « le virus n’atteindra pas les personnes qui pratiquent le wudu (la purification rituelle avant la prière dans l’islam) cinq fois par jour ! »

L’anxiété des gens peut être comprise comme un sentiment de colère contre les gouvernements et le secteur médical et ses agents. Les systèmes plus solides dans les soins tertiaires étaient plus réticents à déclarer l’état d’urgence, mais ils ont finalement dû le faire. Le ministère de la Santé craint que notre réponse dans les soins tertiaires ne soit pas suffisante si nous ne parvenons pas à isoler les premiers foyers et centres d’infection, donc tout dépend des mesures préventives. 

Les rumeurs et la méfiance envers les institutions officielles peuvent être la chose la plus nuisible à la santé mentale des personnes en temps de crise. Le manque d’informations médicales contribue à exagérer les craintes par rapport à l’ampleur de la menace. Le ministère de la Santé a mis en place un tableau de bord avec de nouvelles données que l’on peut consulter.

TWIP : Quelles mesures proposeriez-vous pour faire face à l’anxiété et à l’affolement, au-delà de l’engagement, par exemple en dansant avec les enfants, en pratiquant le yoga et d’autres formes d’exercice; la méditation et mindfullness [discipline dite de « pleine conscience »]; passer du temps dans la nature, si possible sans interagir avec les autres, comme dans un jardin ?

SJ : Nous avons différents conseils et interventions pour différentes catégories de personnes en fonction du type de stress auquel elles sont confrontées. Par exemple : comment parler aux enfants, comment soutenir les personnes âgées, les personnes placées en quarantaine, le personnel médical, etc… Tout ce que vous proposez ci-dessus sont des mécanismes d’adaptation comportementaux utiles. De plus, il existe quelques interventions importantes pour la compréhension [de la situation], telles que faire une estimation réaliste du danger. 

Pour ce faire, nous devons distinguer les rumeurs des informations exactes et nous fier à des sources fiables. En plus de tout ce qui est mentionné ci-dessus, il y a le sens que les gens donnent à leur expérience. Ici, nous comprenons que les gens mettent en cause leur propre liberté et leurs moyens de subsistance pour se protéger et protéger les autres. Cette crise n’est pas la première pour les Palestiniens. Nous sommes un peuple très expérimenté car nous avons survécu aux couvre-feux, aux invasions et aux guerres. Je pense même que nous sommes plus habitués à vivre dans l’incertitude que la plupart des autres nations.

Il sera également utile d’éviter les « excès » de nouvelles sur le virus et de continuer à préparer l’avenir dans l’espoir que nous survivrons à cette crise.

Un soutien spécial doit être fourni aux personnes âgées, car elles sont plus fragiles sur le plan du bien-être et de la santé que les autres. Il est donc important de rester proches et de communiquer avec elles, en prenant grand soin de ne pas leur transmettre l’infection et de les soutenir moralement dans un environnement sain. Nous ne devons pas oublier leurs médicaments pour d’autres maladies chroniques. Nous devons leur fournir une alimentation appropriée et les encourager à faire de l’exercice et à prendre l’air, et nous devons être attentifs à tout développement de symptômes, en veillant à ce que les soins de santé nécessaires ne soient pas trop tardifs.

TWIP : À votre avis, comment les gens devraient-ils se comporter au cas où les choses empireraient ? De quels types d’aliments devraient-ils disposer dans leur réserve, quels autres articles de soins personnels devraient-ils acheter et en quelles quantités ?

SJ : Il n’est pas nécessaire que les gens stockent de la nourriture ou d’autres articles. Un approvisionnement de deux semaines est suffisant. Les boulangeries, pharmacies et supermarchés resteront ouverts. Il n’y a aucune preuve scientifique que des changements dans les habitudes alimentaires seraient utiles pour relever ce défi. Les gens ont tendance à manger plus lorsqu’ils sont stressés, alors stocker de la nourriture à la maison pourrait les inciter à trop manger. Il est également important de ne pas boire d’alcool ni de fumer dans une tentative d’auto-apaisement pour faire face à l’ennui ou à l’inquiétude. Tout cela aggraverait la santé physique et psychologique des personnes.

TWIP : Comment des routines quotidiennes peuvent-elles aider les gens à faire face lorsqu’ils sont isolés et que les enfants ne vont pas à l’école ?

SJ : C’est le moment de rattraper le travail en retard, de se détendre, de jouer avec nos enfants, d’apprendre de nouvelles choses, de lire et de faire de l’exercice. Les crises sont des opportunités. Les gens peuvent apprendre à se distraire différemment. Je me souviens d’une époque similaire lors de la première Intifada lorsque les écoles ont été fermées. J’étais alors au début de mon adolescence. J’ai peint les portes avec du vernis et j’ai lu des fables et légendes. J’ai aussi appris à faire des salades tout à fait remarquables. Internet n’existait pas, mais j’aime cette façon dont j’ai occupé mon temps à cette époque.

Dans nos messages de sensibilisation aux gens, nous leur demandons de supposer que chaque personne est un porteur positif asymptomatique du virus, ce qui implique que les individus doivent agir avec une grande responsabilité pour protéger les autres contre eux-mêmes et faire attention à se protéger des autres.

TWIP : Avez-vous envisagé d’offrir des programmes télévisés spéciaux pour inciter les enfants à des activités pertinentes pour les aider à gérer l’anxiété et/ou l’ennui ? Que fait-on et qui participe à ces initiatives ?

SJ : Il existe déjà de nombreux supports sur Internet et émissions de télévision utiles pour aider les enfants à faire face à la situation. Pour les enfants, il est important qu’ils soient sensibilisés à la situation en utilisant un langage qui ne les effraie pas et qui soit adapté à leur niveau de développement. 

Il est également important que les parents restent sereins devant leurs enfants et n’abordent trop le sujet. C’est également l’occasion d’éduquer les enfants à l’hygiène personnelle et de consacrer leur temps libre à des activités utiles et agréables, en veillant à ce que leur éducation ne soit pas interrompue trop longtemps et qu’ils ne restent pas enfermés à la maison. Ils peuvent prendre l’air et aller au soleil, sous surveillance et loin de la foule ou des personnes malades.