Alerte annexion ! (2) Israël : l’insubmersible Netanyahou va-t-il annexer une partie de la Cisjordanie ?


Un excellent article de René Bachmann publié le 9 mai par Mediapart qui fait le point très précisément sur les risques d'annexion de la Cisjordanie à partir du mois de juillet prochain...

 

Grâce au feu vert de la Cour suprême, le premier ministre sortant conserve le pouvoir et pourrait, dès juillet, lancer le processus d’annexion de la vallée du Jourdain, malgré les réticences des responsables de la sécurité mais avec l’appui de Washington. Entre-temps, il devra cependant comparaître devant un tribunal pour répondre, notamment, de l’accusation de corruption.

 

Dix jours avant l’ouverture de son procès devant le tribunal de district de Jérusalem pour corruption, fraude et abus de confiance, Benjamin Netanyahou – « Bibi » pour ses partisans – devrait prêter serment la semaine prochaine comme premier ministre. Ce sera son cinquième mandat à la tête du gouvernement d’Israël. Rare performance qui lui permet de battre le record de durée dans cette fonction – 14 ans –, détenu jusque-là par le fondateur de l’État, le travailliste David Ben Gourion. À ce record Netanyahou ajoutera une autre médaille, celle de l’obscénité et du cynisme, décernée à un politicien qui s’apprête à diriger une nouvelle fois son pays lesté d’accusations judiciaires aussi infamantes. Sans avoir envisagé une seule seconde de renoncer au pouvoir, ne serait-ce que pour mieux préparer sa défense.

 

Netanyahou doit ce douteux privilège à un arrêt de la Cour suprême, rendu mercredi dernier, qui permet à un parlementaire inculpé d’un ou plusieurs délits de former un gouvernement. Le même arrêt a également validé l’accord de coalition conclu entre Netanyahou et son ex-adversaire rallié, Benny Gantz, aux termes duquel le premier ministre sortant reste au pouvoir pendant 18 mois, avec Gantz comme vice-premier ministre, après quoi les fonctions sont inversées pour les 18 mois suivants.

 

Tout en soulignant que leurs conclusions juridiques ne doivent pas « atténuer la sévérité des accusations qui pèsent contre Netanyahou » et en relevant « les problèmes que posent les fonctions d’un premier ministre accusé d’activités délictueuses », les 11 juges de la Cour suprême ont considéré qu’ils n’avaient pas à interférer dans le processus de choix du premier ministre, qui relève des prérogatives du chef de l’État, en application de la volonté manifestée par la majorité de la Knesset. « Une telle interférence, insistent-ils,constituerait une grave violation des principes démocratiques qui sous-tendent notre système de gouvernement ».

 

En revanche, les magistrats n’ont pas exclu d’intervenir si « certaines clauses de l’accord de coalition provoquaient des difficultés ». Ils ont déjà déploré que les représentants de l’opposition aient été écartés de toutes les présidences de commission à la Knesset et soient absents de la commission de sélection des juges.

 

L’ironie de la situation est d’autant plus frappante que depuis de longs mois, redoutant une attitude nettement plus hostile des magistrats, Netanyahou, ses réseaux et son clan ont dépensé une énergie démesurée pour discréditer la Cour suprême, et en particulier sa présidente Esther Hayut. Dénoncée comme l’organe d’un « État profond » contrôlé par une élite de gauche, liée aux médias et vouée à la perte de « Bibi » parce qu’il incarne « la volonté du peuple », la Cour était même menacée par le premier ministre en personne d’un soulèvement de la rue.

 

La semaine dernière encore, à la veille de son arrêt en forme de feu vert pour un cinquième mandat, la Cour, présentée comme « violente » et « obscène », était accusée de « cambriolage en plein jour » par les partisans de « Bibi » et leurs relais sur les réseaux sociaux, affolés à l’idée que leur idole perde le pouvoir. Le fils du premier ministre, Yair, complotiste chronique, qui souhaitait récemment que les Israéliens de gauche, opposés à son père, meurent du coronavirus, allait jusqu’à avancer une comparaison avec les Illuminati…

 

C’est pourtant cette instance judiciaire soupçonnée de « détourner la volonté du peuple »qui a permis à Benjamin Netanyahou de retrouver le pouvoir deux mois et demi après que les électeurs eurent voté en majorité pour les partis qui refusaient de gouverner avec lui, et au terme de trois scrutins où il n’avait pu obtenir la majorité. Et cela après avoir fait exploser le rassemblement Bleu et blanc, constitué il y a 15 mois pour l’écarter du pouvoir, en provoquant la désertion de son fondateur, l’ancien chef d’état-major de l’armée Benny Gantz, devenu, selon l’expression du chroniqueur politique de Haaretz, « son garde du corps pour les trois prochaines années ». Et après avoir rallié les trois députés issus des décombres du vieux Parti travailliste, égarés par leurs errances idéologiques et aimantés par le pouvoir.

 

Les voix des 15 députés de la Liste unie qui représentait les Palestiniens d’Israël étant rendues inaudibles par le principe, ouvertement raciste, de la « majorité juive » qui les exclut, de fait, des débats et des décisions parlementaires, c’est désormais sans opposition que Netanyahou va gouverner et, probablement, appliquer son programme, dont l’annexion d’une partie substantielle de la Cisjordanie est l’élément essentiel. Selon l’accord de coalition, accepté par tous les partenaires du premier ministre, le processus d’annexion pourrait démarrer dès le 1er juillet.

 

Sur quelles bases ? Probablement sur celles qui figurent dans le « plan Trump », rendu public en janvier dernier puisqu’il a été conçu dans un dialogue constant entre experts israéliens et américains, sous la responsabilité du gendre de Trump, Jared Kushner, magnat de l’immobilier lui aussi et soutien revendiqué de la colonisation, dont il a financé certaines initiatives, au nord de Jérusalem. Aussi bavard qu’imprécis, ce plan indique cependant que la vallée du Jourdain, « qui est critique pour la sécurité nationale d’Israël, sera sous la souveraineté d’Israël ». Il précise aussi que « près de 97 % des Israéliens vivant en Cisjordanie seront incorporés dans le territoire israélien contigu ».

 

Ce qui signifie, démographiquement, que la totalité des « blocs » de colonies, actuellement contournés par le mur/barrière de séparation, seront annexés. C’est en tout cas ce que confirme la carte de l’État d’Israël imprimée en page 45 de la brochure « Peace to prosperity » qui présente le plan américain. La délimitation précise des zones à annexer n’a, pour l’heure, toujours pas été établie. Selon l’ancien ambassadeur américain en Israël, Daniel B. Shapiro, « la commission conjointe israélo-américaine chargée de ce travail ne s’est rendue qu’une fois en Cisjordanie avant l’explosion de la pandémie du Covid-19 ».

 

D’après les cartes utilisées lors de sa campagne par Netanyahou, la première phase d’annexion pourrait comprendre la quasi-totalité de la vallée du Jourdain, à l’exception de la ville de Jéricho, et une bonne partie de la zone C, restée sous contrôle israélien depuis les accords d’Oslo. Dans cette zone, qui couvre 60 % de la Cisjordanie, vivent près de 300 000 Palestiniens. On y trouve aussi les principaux « blocs » de colonisation, qui rassemblent près de 400 000 colons. En tout, Israël pourrait ainsi annexer, en plusieurs phases, 30 à 45 % du territoire palestinien, avec l’assentiment sans réserve de Washington. Dans une interview jeudi au quotidien gratuit à grand tirage Israel Hayomdévoué à Netanyahou, l’ambassadeur américain en Israël, David Friedman, évoque la possibilité de transférer sous la souveraineté de l’État d’Israël la moitié de la zone C.

 

Trois cents officiers supérieurs hostiles à la stratégie d’annexion 

Netanyahou est-il prêt à se lancer d’ici juillet dans cette aventure qui provoquerait un conflit majeur avec les Palestiniens, pourrait mettre en péril le traité de paix conclu avec la Jordanie, menacerait celui signé avec l’Égypte, risquerait de parasiter la politique de rapprochement d’Israël avec les monarchies arabes et ouvrirait une crise diplomatique avec plusieurs pays de l’Union européenne ? Ses promesses électorales, son souci de consolider sa base, ses penchants idéologiques naturels l’y poussent.

 

D’autant que les divisions européennes et la mollesse de certaines capitales, dont Paris, ne constituent pas une dissuasion très crédible. Et que le soutien de Trump depuis son entrée à la Maison Blanche – reconnaissance de Jérusalem comme capitale, transfert de l’ambassade américaine, reconnaissance de l’annexion du Golan – l’encourage à persévérer dans cette voie. C’est-à-dire à appliquer unilatéralement, mais avec l’appui de Washington, les dispositions du plan américain réclamées par son électorat et jugées utiles à « la sécurité nationale d’Israël ».

 

On ne sait pas encore si le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, qui arrivera à Tel Aviv mercredi, abordera la question de l’annexion et la date du 1er juillet comme début du processus, mais dans son interview à Israel Hayom, l’ambassadeur David Friedman affirme que « l’administration [Trump] pourrait reconnaître l’annexion pour Israël de toutes les colonies en quelques semaines ».

 

Netanyahou ne l’ignore évidemment pas : l’alarmant président des États-Unis a plus que jamais besoin pour l’élection présidentielle de novembre du soutien de son électorat évangélique ultra-sioniste, fanatique de la colonisation. Il pourrait donc être tenté, dès cet été, de lui annoncer que grâce à son appui, son idole israélienne, « Bibi », vient d’annexer la vallée du Jourdain, voire davantage. Que pèserait, dans ce cas, la mise en garde adressée à Netanyahou – et à Trump – par quelque 150 dirigeants de la communauté juive américaine, qui contestent une stratégie aussi risquée ?

Quant au candidat démocrate Joe Biden, qui pourrait hériter d’un Moyen-Orient en crise s’il succédait à Trump après une annexion entreprise cet été par le premier ministre israélien, il reste curieusement silencieux sur cette question. Il a déjà indiqué qu’il n’envisageait pas le retour à Tel Aviv de l’ambassade américaine. Et il n’a pas répondu à l’appel lancé par deux anciens conseillers d’Obama, Robert Malley et Philip Gordon, qui lui demandaient de « s’élever contre les plans d’annexion israéliens avant qu’il ne soit trop tard ».

 

En d’autres termes, peu d’obstacles, à l’étranger semblent de nature à contenir les projets annexionnistes de Netanyahou. À l’intérieur, en revanche, s’il n’a rien à craindre de l’opposition et dispose du soutien docile de ses alliés et obligés, le premier ministre israélien doit faire face, sur la stratégie d’annexion, à des réserves inattendues du côté de l’armée et des services de sécurité. Le chef d’état-major, Aviv Kochavi, le chef des renseignements militaires, Tamir Hayman, et le directeur du Shin Beit, Nadav Argaman, ont fait connaître leurs réticences, qui reposent surtout sur le risque de déstabilisation du régime jordanien. Seul parmi les responsables de la sécurité, le patron du Mossad, Yossi Cohen, connu comme nationaliste religieux et proche de Netanyahou, n’a émis publiquement aucune critique.

 

Ce n’est pas le cas de ses prédécesseurs Meir Dagan, Shabtai Shavit, Danny Yatom et Zvi Zamir, membres, comme près de 300 anciens officiers supérieurs, des Commandants pour la sécurité d’Israël (CIS), qui multiplient les rapports, tribunes, interventions publiques pour dénoncer les risques des annexions envisagées. Car elles pourraient, à leurs yeux, « déclencher des réactions en chaîne dont le contrôle risquerait d’échapper à Israël ». Selon un sondage, réalisé à la demande des CIS et dont les résultats viennent d’être révélés, la stratégie d’annexion serait moins populaire que le clan Netanyahou ne le pense : 26 % des Israéliens seulement seraient en faveur de l’annexion de territoires palestiniens, alors que 40 % seraient favorables à une solution à deux États, 22 % approuveraient un retrait unilatéral et 13 % seraient partisans du statu quo. Selon la même enquête, un tiers seulement des partisans du Likoud, le parti de Netanyahou, seraient favorables à l’annexion, et la majorité des Israéliens ne soutiendraient pas une telle initiative si elle devait mettre en péril les relations avec la Jordanie.

 

Serait-ce une manière, pour les colons, de maintenir la pression annexionniste sur Netanyahou en prenant les devants sur les initiatives de l’État ? Depuis plusieurs mois, mais surtout depuis que les villageois palestiniens sont confinés par les mesures de lutte contre le Covid-19, les agressions, les destructions de propriétés, les incendies de matériel agricole et surtout les vols de terres par les habitants des colonies se multiplient en Cisjordanie. L’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem avait recensé 11 incidents de ce type en janvier et 12 en février. Elle en a compté 23 en mars et autant pendant les trois premières semaines d’avril. Dans la plupart des cas, sous la protection, voire avec l’aide de l’armée.

 

Quant à l’organisation des colons Yesha, elle va bien au-delà des projets officiels, trop favorables, à ses yeux, aux Palestiniens. Son président David Elhayahi vient de rappeler que ses membres n’ont pas l’intention d’accepter le plan de Trump, car il prévoit, à côté de l’annexion d’une bonne partie de la Cisjordanie, la création d’un État palestinien, que le Yesha juge « inacceptable ». « Ce serait instaurer un État terroriste au cœur de notre pays », proteste le président du Conseil régional de Samarie (nord de la Cisjordanie), Yossi Dagan.

 

« Netanyahou est un homme de droite, un idéologue, un politicien sans scrupules mais aussi un pragmatique. Il a l’habitude d’évaluer le rapport coût/bénéfice de chacune de ses initiatives, explique un ancien haut fonctionnaire. Il a ainsi renoncé au dernier moment, à plusieurs reprises, à des opérations militaires, notamment dans la bande de Gaza, qui paraissaient réclamées par son électorat, mais dont le bénéfice stratégique et politique lui était présenté par les experts comme douteux. S’il juge que le lancement en juillet du processus d’annexion peut lui nuire, politiquement, il n’hésitera pas à y renoncer, provisoirement. »

 

« Pendant les 14 années qu’il a déjà passé au pouvoir, faisait observer la semaine dernière un observateur politique dans Haaretz, il n’a rien fait sur le terrain pour préparer l’annexion. Même pendant les quatre années du mandat de Trump, qui ne lui refusait rien. En fait, il se souvient qu’il est favorable à l’annexion surtout lorsque arrivent les élections. » Cette observation est discutable, car la construction du mur/barrière, et du réseau routier qui le complète, commencée avant Netanyahou mais poursuivie par lui, peut difficilement être considérée comme autre chose qu’une préparation concrète de l’annexion des blocs de colonisation. Mais elle souligne son aptitude à l’attentisme, qui s’accompagne souvent d’une rhétorique belliqueuse destinée à rassurer ses adeptes.

 

Si ces dispositions d’esprit du premier ministre sont réelles, le résultat du sondage du CIS selon lequel 75 % des Israéliens écartent la solution de l’annexion et lui préfèrent soit le statu quo, soit le retrait unilatéral, soit la solution à deux États, pourrait en effet l’inciter à prendre son temps. Et à patienter au moins jusqu’à l’élection du président américain, début novembre, avant de prendre une décision. D’autant qu’il va lui falloir affronter à partir du 24 mai la juge Rivka Friedman-Feldman, du tribunal de district de Jérusalem, qui n’a pas la réputation d’être laxiste avec les politiciens vénaux. Va-t-elle subir, d’ici l’ouverture du procès, la même campagne de déstabilisation et de calomnies que sa consœur Esther Hayut ?

Une autre considération, selon certains experts israéliens, pourrait au moins retarder le déclenchement du processus d’annexion. La « question palestinienne » a été durablement marginalisée depuis des années, notamment par les révoltes arabes et les guerres de Syrie et du Yémen. Le déclenchement de l’annexion d’une partie au moins de la Cisjordanie mettrait un terme à cette éclipse, qui fut le décor politique du statu quo où s’est installée une partie de la société israélienne. Et ce risque aussi doit sans doute être intégré dans le calcul coût/bénéfice de Netanyahou. Les semaines à venir, qui verront l’installation du nouveau gouvernement mais aussi l’ouverture du procès du premier ministre, devraient permettre d’y voir plus clair dans ses intentions politiques et dans le programme d’action qu’il présentera à la Knesset.