Une interview de Thomas Vescovi dans la Revue L’Anticapitaliste n°126 (mai 2021)
Thomas Vescovi est chercheur indépendant en histoire contemporaine. Il vient de publier, aux éditions La Découverte, « L'échec d'une utopie : une histoire des gauches en Israël ». Nous nous sommes entretenus avec lui au sujet de la situation politique en Israël. (Cet entretien a été réalisé avant la nouvelle violente agression coloniale contre les Palestiniens.)
L’Anticapitaliste : Quelle leçons peut-on tirer des dernières élections législatives en Israël, qui se sont déroulées le 23 mars 2021 et qui, on le rappelle, étaient les quatrièmes législatives en deux ans ?
Thomas Vescovi : On se retrouve pour la quatrième fois en deux ans dans le même schéma, avec une majorité de députés qui sont opposés à un maintien de Nétanyahou au pouvoir, mais qui sont dans l’impossibilité de former un gouvernement à peu près crédible.
Pour rappel, Nétanyahou s’est construit, depuis 2009, une armure politique assez importante, qui va de l’extrême droite à la droite plus traditionnelle, mais il y a plusieurs éléments qui ont peu à peu fragilisé son pouvoir. D’abord sa triple inculpation, pour abus de confiance, malversations, fraude, qui fait que même au sein de son propre camp, on a des gens qui sont tentés de quitter le navire, à l’image de Gideon Sa’ar1. Cela montre que Nétanyahou n’est plus aussi hégémonique, même à droite. Et dans la société on a une contestation très forte, inédite en Israël par son ampleur et sa durée, avec des citoyens israéliens qui, depuis fin 2018 et surtout 2019, manifestent quasiment chaque semaine à proximité de la résidence de Nétanyahou pour protester contre son maintien au pouvoir.
Mais l’opposition est très hétéroclite. Ainsi, actuellement, les deux responsables qui pourraient être potentiellement Premier ministre sont le centriste Yaïr Lapid, figure d’un secteur de la population juive progressiste, libérale, et « laïque », et Naftali Bennett, candidat des colons, nationaliste religieux. L’opposition est donc avant tout une opposition à la personne de Nétanyahou, mais pas une opposition avec un programme politique alternatif. Donc même s’ils parvenaient à trouver un accord entre eux, on peut douter du fait qu’un tel gouvernement puisse durer dans le temps, déjà parce que Nétanyahou n’est pas fini, contrairement à ce que disent certains, et qu’il ne manquera pas de les déstabiliser, et ensuite parce qu’il n’y a pas d’accord sur les questions économiques et sociales, alors qu’Israël, pays déjà très inégalitaire, traverse une crise majeure. Du côté des centristes, on envisage ainsi de remettre en route des formes d’État-providence, en tout cas des aides de l’État aux plus démunis — sans toutefois attaquer les dogmes de l’économie de marché — tandis que des gens comme Bennett ou Sa’ar défendent l’idée d’utiliser la crise pour créer un nouvel électrochoc néolibéral, pour aller encore plus loin dans le démantèlement de l’héritage « socialisant » de l’État d’Israël.
Cela fait maintenant près de deux décennies qu’à chaque élection en Israël on entend des commentateurs dire que le gouvernement qui va être mis en place est « le plus à droite de l’histoire d’Israël ». C’est une formule évidemment, mais il y a quand même une part de vrai là-dedans, avec une tendance lourde à la droitisation du champ politique israélien. Comment cela se traduit-il sur le champ politique israélien, que ce soit du point de vue des programmes ou des organisations ? On s’y perd un peu parfois, puisque certains qui étaient présentés hier comme étant d’extrême droite sont désormais classés au centre-droit, voire au centre…
Pour donner une idée, le premier Parlement israélien, élu en 1949, avait 71 députés (sur 120) que l’on pouvait classer du côté de la « gauche », qu’elle soit sioniste ou anticoloniale. Aujourd’hui on doit avoir 72 députés qui sont de droite ou d’extrême droite.
Pour l’anecdote, mais c’est significatif, je me souviens qu’en 2009, Avigdor Liberman, avec son parti Israel Beytenou [« Notre maison Israël », parti russophone], était considéré comme représentant de l’extrême droite la plus radicale, nationaliste, etc. Aujourd’hui Liberman est présenté comme étant de « centre-droit ». Naftali Bennett, lorsqu’il est élu en 2013, est alors considéré comme le représentant des nationalistes religieux, des colons, incarnant alors ce qu’il y avait de plus extrémiste sur le champ politique israélien. Aujourd’hui il est présenté comme étant la « droite dure », et ce sont les Kahanistes2 qui ont hérité de ce statut d’extrême droite raciste, religieuse, belliqueuse, etc.
Donc oui, Israël est un État qui se droitise, avec de plus en plus de tendances fascisantes, car pour moi il ne fait aucun doute que les Kahanistes sont des fascistes. La droitisation est telle que parfois on n’a plus le lexique pour la caractériser, d’où cette formule sur « le gouvernement le plus à droite »…
Ce qui rassemble cette droite extrême et cette extrême droite, c’est la question de l’annexion et de l’État exclusivement juif, sans aucune forme de concessions aux Palestiniens, avec de moins en moins de place pour la citoyenneté palestinienne en Israël ou pour les droits des Palestiniens dans les territoires occupés.
Ce bloc s’oppose en outre à ce que l’on peut appeler « l’autre Israël ». Aujourd’hui, dans le champ politique sioniste en Israël, le débat central me semble être celui de la forme de l’État. Un État juif avec une synagogue séparée de l’État et une forme de « laïcité », ou un État juif avec loi religieuse, droits exclusifs pour les Juifs, etc. ? Et dans le cadre de ce débat émergent de plus en plus de figures défendant une identité religieuse juive exclusive, raciste, coloniale : des droits pour les Juifs, et non des droits partagés.
Et du côté de la gauche et du centre-gauche ?
Il y a au sein de la gauche sioniste israélienne une incapacité à dépasser, si l’on peut dire, la question du sionisme. Il y a eu des mutations profondes dans le jeu politique israélien depuis la création d’Israël [en 1948], avec tout un électorat de gauche qui est progressivement passé au centre, votant pour un libéralisme économique et politique. Les Juifs d’origine russe ont quant à eux de plus en plus tendance à voter pour un nationalisme de type exclusif, qui refuse des droits partagés avec la population non-juive. Du côté des Juifs orientaux, la vision qui s’est imposée est celle d’une identité juive qui n’est pas, comme le porte la gauche, une identité culturelle, mais une aspiration à ce qu’Israël se dote de lois juives.
En réalité, on ne peut pas comprendre Israël si on ne comprend pas l’existence de ce que l’on peut appeler une pyramide du pouvoir : à la tête d’Israël, on a toujours de nombreux juifs d’origine européenne, dans les élites politique et économiques ; tout en bas de l’échelle on a les Palestiniens d’Israël ; et entre les deux, il y a une forme de concurrence entre les différents secteurs de la population juive israélienne, pour être le plus près du sommet et le plus loin possible des Palestiniens. Ainsi, chez les Juifs orientaux, à qui on a bien fait comprendre qu’en Israël il fallait être juif et pas arabe, ce qui n’avait pas grand sens pour eux puisque juifs et arabes, c’est ce qu’ils ont été pendant des siècles, et ils se sont progressivement séparés de cette arabité, au profit d’une judéité exacerbée, au point de ne pas vouloir partager les droits avec les Palestiniens et de rejeter la gauche sioniste.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’Israël est, depuis 1967, un État qui a massivement colonisé, principalement en Cisjordanie, et que ce processus de colonisation cristallise les tensions en Israël même. La droite et l’extrême droite mettent au centre du jeu politique la poursuite de la colonisation et l’annexion. Le centre-gauche, sans dire qu’il faut arrêter de coloniser, continue de maintenir le mythe des deux États, avec un État palestinien qui serait à côté d’Israël. Mais la colonisation se poursuit, il y a de plus en plus de colons, et même si c’est un mythe ils ne veulent pas entendre parler de deux États et de reprise des négociations, et ils radicalisent toujours plus leur discours.
Le projet d’établissement d’un État juif dans un territoire très majoritairement peuplé de non-juifs passait nécessairement par la disparition, physique ou politique, des autochtones. Or ceux-ci sont toujours là. Ce à quoi on assiste n’est-il pas, finalement, la radicalisation « logique » d’une société coloniale au sein d’un État qui est fondamentalement une colonie de peuplement mais qui n’a pas réussi à se débarrasser de la société indigène ?
Dans le titre de mon livre, quand je dis « l’échec d’une utopie », c’est parce que, sans émettre de jugement de valeur, je pars du principe que des gens ont sincèrement cru qu’ils allaient pouvoir former un État pour les Juifs sur des bases, disons, de gauche. Et dans le livre, on suit la trajectoire de ce projet et on essaie de comprendre comment, au cours de l’histoire, les choses ont dérivé et pris une tout autre tournure que ce que certains avaient prévu au départ. Et il s’avère que ce projet sioniste de gauche, qui avait une vocation émancipatrice pour les Juifs victimes d’antisémitisme, n’en était pas moins un projet fondamentalement colonial. De plus, ce que ne semble pas avoir pris en compte la gauche sioniste, c’est que leur définition de ce qu’était être juif n’était pas celle que pouvaient avoir tous les Juifs du monde. Et en créant un État qui se pose comme État juif ou État des Juifs, cette définition va nécessairement être au centre de la vie de l’État, ainsi que les débats sur ce que signifie être juif et vivre dans un État juif. Petit à petit, et on mesure à quel point les choses en sont aujourd’hui, s’est imposée une volonté que l’État soit juif au sens d’exclusivement juif, et donc de fait de plus en plus colonial.
Jérusalem est un cas exemplaire. C’est un lieu où la colonisation est toujours, et de plus en plus contestée. On a aujourd’hui toujours près de 40% de Palestiniens dans l’agglomération de Jérusalem, une zone où la colonisation est très violente, avec expulsions, expropriations, etc. Et c’est parce que cette présence palestinienne se maintient que l’on voit se développer des groupes d’extrême droite qui font des ratonnades, attaquent les Palestiniens, etc. Ils sont confrontés à une population qui reste là, qui ne veut pas partir, et qui en plus se bat pour ses droits. Les autorités ne cessent de répéter qu’Israël est un État pour les Juifs, que Jérusalem est sa capitale « éternelle et indivisible », et dans le même temps s’y trouvent des dizaines de milliers de Palestiniens, qui parfois brandissent un drapeau qui n’est pas celui d’Israël : d’où les discours radicaux sur la nécessité d’expulser tous les Palestiniens, condition pour que les principes deviennent réalité.
Le camp juif progressiste est minoritaire, mais semble ne pas comprendre qu’on continuant de se situer dans le cadre du projet sioniste de défense d’un État pour les Juifs, avec davantage de droits pour les Juifs et pas une égalité totale des droits, il ne peut pas s’opposer à la dérive identitaire mais contribue, quand bien même ce serait malgré lui, à la légitimer.
La rhétorique de la « lutte contre le terrorisme » joue aussi son rôle…
Israël, depuis sa création jusqu’à, disons, les années 1980, s’est surtout battu au nom de son droit à être reconnu comme un État légitime. Les choses se normalisant petit à petit au niveau international, on a vu dans les années 1980 se développer une critique de la militarisation de l’État, des guerres menées à l’extérieur, notamment au Liban, et l’idée s’est peu à peu imposée qu’il serait possible de vivre avec, à côté, un État palestinien. Mais avec l’échec des accords d’Oslo dans les années 1990, il y a eu un renouvellement du discours sioniste : la séparation « à l’amiable » version Rabin a échoué, on a en face de nous des gens, les Palestiniens, qui ne veulent pas la paix, et il faut donc une séparation de force et à nos seules conditions. Des personnalités de droite comme Sharon et Nétanyahou sont l’incarnation de ce discours, avec par exemple un Sharon qui répétait qu’il fallait arrêter de prétendre être un État « juif et démocratique », car ce qui comptait c’est d’être un État juif. Un État juif en lutte civilisationnelle, avant-poste de la « lutte contre le terrorisme » (surtout à partir de 2001) : c’est ce que l’on explique aux jeunes qui font leur service militaire, en leur disant qu’ils ne sont pas une armée d’occupation mais une avant-garde dans la lutte antiterroriste internationale. On comprend pourquoi la presse israélienne de droite n’hésite pas, à propos de Jérusalem et des habitants se battant pour ne pas être expulsés, à montrer du doigt le Hamas, qui n’a pourtant rien à voir avec ça… Sharon avait déclaré en son temps qu’Arafat était le Ben Laden d’Israël. La question n’est donc plus tant, à l’exception des discours sur l’Iran, la lutte pour l’existence, qu’une lutte civilisationnelle, en alliance avec les pays occidentaux. Anecdote significative, en janvier 2017 a été organisée à l’université de Tel Aviv une conférence avec Philippe Val et Frédéric Encel, dont le titre était très clair : « France-Israël : deux démocraties face au fléau islamiste ». La question nationale palestinienne est totalement évacuée, et tout est réuni pour que les discours identitaires de plus en plus radicaux se développent.
Est-ce qu’il y a un quelconque avenir pour une gauche non sioniste en Israël sans les Palestiniens d’Israël ?
J’irais même encore plus loin, en disant qu’il n’y aucun avenir pour la gauche en Israël dans sa pluralité si elle ne se tourne pas davantage vers les Palestiniens d’Israël. Si on revient un an en arrière, lors des législatives de mars 2020, la « Liste unifiée »3 regroupant les Palestiniens d’Israël, était l’expression d’une nouvelle stratégie : cette liste menée par le communiste Ayman Odeh entendait expliquer aux Palestiniens d’Israël que la stratégie du passé consistant à s’engager en politique en se déclarant antisioniste et en refusant de quelconques négociations gouvernementales avec la gauche, y compris sioniste, était révolue et n’avait rien amené, et qu’il importait donc de considérer que la gauche juive progressiste israélienne étant minoritaire, il était possible d’envisager des alliances avec elle, avec toutefois des conditions à définir et sur un programme clair. Il s’est avéré que cette stratégie, quoi qu’on en pense, avait sous-estimé un facteur essentiel : au sein même du centre-gauche israélien, où l’on se déclare sioniste, les contradictions sont trop fortes lorsqu’il s’agit de s’allier avec les Palestiniens. Après l’élection et le bon score de la Liste unifiée, on a vu un Ayman Odeh triomphant, certes critiqué dans son propre camp, mais beaucoup se demandaient s’il allait réussir son pari, et décrocher une alliance avec un certain nombre de garanties, plus de droits, plus d’égalité, la fin des démolitions, etc. Mais ça a été un échec, car le centre-gauche juif israélien a été mis sous la pression sur le thème « Vous allez former un gouvernement sans majorité juive ». Ce qui reste donc dominant, y compris chez les forces juives progressistes du centre-gauche, c’est de faire passer d’abord le caractère juif avant le contenu démocratique…
Du côté de la gauche non-sioniste, il y a toujours eu une politique de construction de liens avec les Palestiniens d’Israël, autour notamment de villes comme Nazareth, Haïfa, etc. Leur problème serait plutôt de s’adresser davantage à la population juive qui, on le sait, et on a pu le voir dans certaines villes, serait prête à voter pour des listes comme la Liste unifiée. Il y a donc cette difficulté : si tu veux pouvoir t’adresser aux Juifs israéliens progressistes, tu ne peux pas te limiter à expliquer que tous les sionistes sont des colonialistes, point, mais si tu veux t’adresser aux Palestiniens d’Israël, tu ne peux pas remiser ta critique radicale des institutions sionistes.
Propos recueillis par Julien Salingue
1. Ex-membre du Likoud, il fut entre autres ministre de l’Intérieur en 2013-2014. Candidat aux primaires du Likoud en décembre 2019, il est battu par Nétanyahou et annonce, moins d’un an plus tard, son départ du parti et la constitution d’une nouvelle organisation, « Nouvel espoir », qui obtiendra un peu moins de 5% ds voix lors des législatives de mars 2021.
2. Du nom du rabbin extrémiste Meir Kahane, dont le parti Kach prônait l’établissement d’un État théocratique juif et l’expulsion des Palestiniens, jusqu’à son interdiction en 1994. 27 ans plus tard, le parti suprémaciste juif Otzma Yehudit (« Puissance juive ») se revendique de son héritage, et a construit une liste (« Sionisme religieux »), avec deux autres formations d’extrême droite, qui a obtenu plus de 5% des voix et six élus lors des législatives de mars.
3. Liste regroupant quatre formations politiques (Hadash, Ta’al, Raam et Balad) regroupant communistes, nationalistes, centristes et religieux. Elle a obtenu 12,7% des voix et 15 sièges (sur 120) en mars 2020, après avoir obtenu 10,6% des voix et 13 sièges en septembre 2019.