Ce processus de paix ne se déroule pas entre les Palestiniens et Israël, le client de Washington dans la région. Il se déroule entre Israël et les États arabes riches en pétrole et fidèles aux États-Unis. Il leur permet d’arrêter de faire semblant d’être des ennemis d’Israël. Il leur permet d’arrêt de faire semblant de soutenir la lutte des Palestiniens pour un État – même si cet état ne s’établirait que sur les restes de la patrie des Palestiniens.
Il s’agit d’un processus de paix qui entérine l’occupation et les dizaines de colonies juives illégales qu’Israël a construites pour voler la terre palestinienne décennie après décennie.
Il s’agit d’un processus de paix qui fait passer l’objectif officiel, qui était de mettre définitivement fin à l’occupation, au simple report du projet d’Israël d’annexer définitivement les terres palestiniennes qu’il a déjà volées.
En bref, il s’agit d’un processus de paix dans lequel les États arabes, menés par les Émirats arabes unis, se joignent officiellement à Israël pour faire la guerre aux Palestiniens.
Ou : faire passer du dehors au-dedans… En ce sens, il s’agit de la continuation du processus entamé par Jared Kushner, gendre et conseiller du président américain Donald Trump pour le Moyen-Orient, avec ce que l’on appelle « l’accord du siècle ».
Dès le début, Kushner s’est tourné vers le Golfe – dont lui-même et l’élite politique et économique américaine ont longtemps été personnellement proches – et a cherché à élaborer ce que l’on a appelé la stratégie "outside-in" .
Cela signifiait convaincre autant de régimes arabes que possible, en commençant les États du Golfe riches en pétrole, de souscrire à l’ »Accord de paix » de Trump et d’utiliser leur influence – et leur argent – pour forcer les Palestiniens à se soumettre aux diktats israéliens.
Comme on pouvait s’y attendre, une Maison Blanche marchande de tapis a utilisé le levier financier pour contraindre les Palestiniens à la soumission. A cet effet, Kushner a tenu une conférence économique à Bahreïn au début de l’été dernier, avant même d’avoir un plan de paix à proposer.
L’Autorité palestinienne dirigée par Mahmoud Abbas, qui avait pressenti ce qui se préparait, a refusé très tôt de s’engager dans le plan Trump, et a rapidement coupé tous les ponts avec Washington. Cela n’a rien changé. C’était un plan de paix qui n’avait pas besoin que le peuple palestinien participe au marchandage de son avenir.
L’Accord de Trump, dévoilé plus tôt dans l’année, offrait aux Palestiniens la promesse d’un éventuel État sur des miettes de la Cisjordanie, après qu’Israël ait été autorisé à annexer des pans entiers de leur territoire.
Aujourd’hui, Israël a mis ce projet en veilleuse en échange d’une normalisation avec les Émirats arabes unis. Kushner dit que d’autres États devraient suivre. Le Bahreïn et Oman devraient le faire rapidement.
L’accord stipule : « Les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis sont convaincus que de nouvelles percées diplomatiques avec d’autres nations sont possibles, et ils travailleront ensemble pour atteindre cet objectif ».
L’idéal serait que l’Arabie saoudite, qui attend probablement de voir comment l’accord avec les Émirats arabes unis sera accueilli, se joigne à eux. Mais, déjà, il est difficile d’imaginer que le prince héritier des EAU, Mohammed bin Zayed al-Nahyan, ait franchi ce pas sans avoir obtenu au préalable le feu vert de Riyad.
C’est pourtant le précédent dirigeant saoudien, le roi Abdallah, qui avait défendu un accord de paix régional en 2002 offrant à Israël la pleine reconnaissance des États arabes en échange de l’accord d’Israël pour établir un État palestinien dans les territoires occupés.
L’offre saoudienne avait révélé le vrai visage d’Israël et de Washington. Les dirigeants israéliens avaient ignoré le plan saoudien et, emboîtant le pas à Tel Aviv, les dirigeants américains avaient refusé d’utiliser l’audacieuse offre saoudienne comme base d’un accord de paix.
Sous Trump, les choses ont rapidement empiré pour les Palestiniens. Des millions de réfugiés ont été privés d’aide humanitaire, l’ambassade américaine a été déplacée à Jérusalem, l’annexion illégale par Israël du plateau du Golan syrien a été entérinée et les colonies illégales ont continué à s’étendre.
L’intransigeance israélienne porte ses fruits. Le Golfe est prêt à offrir à Israël une normalisation, non seulement sans aucune concession significative, mais alors même que la situation des Palestiniens se détériore considérablement.
Trump a qualifié le pacte Israël-EAU d' »accord de paix historique entre nos deux grands amis ». Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain, a décrit la normalisation des EAU avec Israël comme « un pas en avant significatif pour la paix au Moyen-Orient ».
Mais celui qui s’imagine qu’il s’agit simplement d’un geste désespéré et insensé d’un président en difficulté – en supposant que Trump ne remporte pas l’élection présidentielle de novembre – risque d’être déçu.
Joe Biden, son challenger démocrate, est monté à bord avec enthousiasme. Il a décrit l’accord comme « un acte de sagesse politique bienvenu, courageux et indispensable », ajoutant que l’alternative – l’annexion – « serait un coup dur pour la cause de la paix ».
Dans un sens, c’est une victoire, même si elle est très amère, pour les dirigeants palestiniens. Ils avaient dénoncé l’Accord de Trump. Leur refus tardif de s’y engager – après avoir longtemps collaboré au processus de paix d’Oslo, dicté par les États-Unis et conçu dès le départ pour nier le droit des Palestiniens à vivre dans la dignité dans leur pays -, a fait apparaître au grand jour le véritable programme américano-israélien.
Même en tirant le meilleur parti possible des accords d’Oslo, les Palestiniens n’auraient jamais eu droit à un semblant d’État souverain, pas même sur les restes de leur patrie d’origine.
Ils n’auraient jamais eu le contrôle de leurs frontières, de leur espace aérien, du spectre électromagnétique ni de leurs relations diplomatiques avec d’autres États. Et bien sûr, ils n’auraient certainement jamais eu le droit d’avoir une armée.
Le processus de paix a toujours consisté à maintenir le contrôle d’Israël sur tout le territoire, avec une partie des Palestiniens autorisés à y vivre en cage, sous sa botte. Ces derniers pouvaient soit accepter de bon cœur leur oppression, soit faire face à une répression toujours plus violence destinée à écraser leur volonté.
Aujourd’hui, tout cela apparaît au grand jour, même si les politiciens et les diplomates de Washington et du Golfe espèrent continuer à duper le reste du monde en disant qu’il s’agit toujours du « processus de paix ». Et de fait, les réponses des grandes capitales européennes, qui ont salué l’accord, indiquent qu’elles sont prêtes à gober ce nouveau mensonge monumental. L’Allemagne a qualifié l’accord israélo-émirati de « contribution importante à la paix dans la région », tandis que Boris Johnson, au Royaume-Uni, a déclaré que c’était « une très bonne nouvelle ».
Le message envoyé par Israël, les États-Unis et les Émirats arabes unis est que commettre des crimes de guerre et violer le droit humanitaire international peut rapporter gros sur le long terme.
Les avantages de cet accord pour les EAU et les autres États du Golfe – en supposant, comme cela semble probable, qu’ils suivent – sont clairs. Le Golfe sunnite a longtemps souhaité une intégration plus complète dans le réseau sécuritaire étasuno-israélien au Moyen-Orient.
Les États-Unis, Israël et les États du Golfe partagent une profonde hostilité envers l’Iran et les factions chiites de la région – au Liban en Syrie, en Irak et au Yémen.
Israël s’oppose à ces acteurs chiites parce qu’ils se sont montrés capables de lui résister et de s’opposer aux desseins impériaux de Washington, centrés sur le contrôle du pétrole de la région.
De son côté, le golf, en tant que berceau de l’Islam sunnite et soi-disant gardien de son honneur, a un intérêt personnel à assurer son hégémonie sectaire dans la région. Les États du Golfe ont développé des liens étroits, bien qu’à moitié secrets, avec Israël ces dernières années, tout en s’engageant plus activement dans les guerres dans la région, soit par le biais de mercenaires en Syrie et en Irak, soit directement au Yémen.
Ils ont voulu rendre publique la normalisation pour gagner la confiance des Etasuniens et d’Israël et avoir un meilleur accès aux renseignements américano-israéliens et à une technologie militaire avancée.
Le langage diplomatique souple et poli de l’accord ne dissimule pas son objectif : un nouvel « Agenda stratégique pour le Moyen-Orient » sera élaboré pour « développer la coopération diplomatique, commerciale et sécuritaire ». Les États-Unis, Israël et les Émirats arabes unis « partagent une vision similaire des menaces et des opportunités dans la région, ainsi qu’un engagement commun à promouvoir la stabilité ».
En reconditionnant leur rôle dans cet accord entièrement intéressé, les EAU peuvent aussi se présenter comme le champion de la cause palestinienne et de la solution à deux États, puisque, soi-disant, ils retardent ainsi l’annexion.
Mais les avantages qu’y trouve le Golfe sont encore plus profonds. Le programme impérial de Washington a besoin d’ennemis, surtout dans une région riche en pétrole comme le Moyen-Orient, pour justifier ses guerres sans fin et les profits sans fin de ses industries de « défense ».
Les États du Golfe veulent être du bon côté de la barrière militaro-industriel au moment où les États-Unis entrent dans des eaux plus troubles et vont être confrontés à des pénuries de pétrole, à une détérioration du climat mondial et à l’émergence de la Chine en tant que superpuissance.
L’intérêt de l’accord pour Washington et Trump est tout aussi clair. L’annexion s’est avérée beaucoup plus difficile à réaliser que ce que l’administration Trump avait prévu. Les capitales européennes et arabes étaient catégoriquement opposées à une démarche qui les aurait privées de la couverture de la solution à deux États qui, pendant plus de deux décennies, leur a permis de prétendre qu’elles travaillaient à la paix au Moyen-Orient.
Et il était devenu de plus en plus difficile pour le premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, de rallier le soutien de la population israélienne à l’annexion, alors que la pandémie de coronaviruschangeait rapidement les priorités.
À quelques mois d’une élection présidentielle qu’il est censé perdre, Trump avait besoin d’un succès diplomatique au Moyen-Orient après avoir tant promis et si peu réalisé avec son « Accord du siècle » tant vanté. Aujourd’hui, il a ce qu’il lui fallait.
Cet accord va apaiser son importante base électorale chrétienne évangélique, qui est très attachée à Israël et le soutient inconditionnellement. Les dirigeants évangéliques n’ont pas perdu de temps pour dire qu’ils étaient « exaltés » par cette annonce.
L’accord peut également être présenté – et ses officiels se sont tout de suite empressés de le faire – comme un « accord de paix historique », équivalent aux accords qu’Israël a signés précédemment avec l’Égypte et la Jordanie. Cela peut être utilisé dans le cadre de la campagne électorale pour vendre Trump à l’ensemble de l’électorat comme un des grands hommes d’État américains.
Mais il y a aussi des avantages plus larges pour les spécialistes de politique étrangère des deux partis étasuniens. Ils souhaitent depuis longtemps cimenter les liens entre Israël et les États du Golfe, en scellant officiellement la coopération des deux plus solides alliés régionaux des États-Unis.
Alors que les pays du Golfe sont de plus en plus impliqués dans des guerres au Moyen-Orient – de la Syrie au Yémen – un accord qui en fait les alliés d’Israël permet à Washington de les inclure dans le camp du bien. Cela clarifiera les lignes de front de la région et donnera, espère-t-on, une plus grande légitimité à ces dictatures théocratiques.
Les États-Unis espèrent également que l’accord avec les Émirats arabes unis – et d’autres États du Golfe par la suite – offrira une couverture acceptable à Israël au moment où cet État colonial renforce son occupation, vole davantage de terres palestiniennes et intensifie sa répression des Palestiniens.
Cela permettra à Washington de redonner vie à sa prétention mensongère d’être un « honnête intermédiaire », qui cherche à aider de son mieux les Palestiniens, même si leurs dirigeants sont trop bêtes pour comprendre ce qui est bon pour eux.
Opposer les dirigeants palestiniens au Golfe – ainsi qu’à d’autres États arabes, tels que la Jordanie et l’Égypte, qui n’osent pas résister à leurs voisins riches en pétrole – isolera davantage les Palestiniens. Ils peuvent désormais être présentés plus facilement comme, au mieux, des opposants à la paix, ou, s’ils résistent, comme des terroristes.
Enfin, Netanyahu, qui est en grande difficulté, espère que cet accord lui permettra de sortir du trou. Il est confronté à une vague de protestations qui a rallié de larges pans de la société israélienne, y compris à droite. Il est confronté à un procès pour corruption sans précédent. Sa gestion de la pandémie de Covid-19 apparaît de plus en plus catastrophique. L’économie israélienne est en train d’imploser.
Dans ce contexte, son projet d’annexion de la Cisjordanie lui aliénait une grande partie de l’opinion publique israélienne, sans même parvenir à satisfaire les colons, qui veulent tous les territoires palestiniens, et pas seulement de grands pans. Un accord avec les EAU, et implicitement avec le reste du Golfe, lui permet de mettre de côté un plan d’annexion impopulaire.
Netanyahu s’est longtemps vanté d’être Monsieur Sécurité, le protecteur des intérêts d’Israël, et le seul dirigeant israélien capable d’intervenir, de manière spectaculaire, sur la scène internationale. Cette fois, il semble avoir fait les deux. Il a même obligé ses adversaires politiques à le féliciter de son exploit.
Netanyahu a réussi à faire tout cela, sans même renoncer à l’annexion, qui est toujours « sur la table », a-t-il affirmé pour rassurer ses partisans parmi les colons.
L’accord pourrait aussi lui permettre de gagner l’élection qu’il prépare pour cet hiver, selon de nombreuses sources.
L’abandon de l’annexion, temporaire ou autre, n’interrompra bien sûr pas la saisie par Israël de toujours plus de terres palestiniennes en Cisjordanie occupée, ni son implacable campagne de nettoyage ethnique.
Netanyahu a démontré aux Israéliens qu’il avait raison. Israël peut violer le droit international, voler des terres, commettre des crimes de guerre – sans que les États occidentaux et arabes ne bougent le petit doigt. Il a prouvé qu’Israël n’aurait aucun prix à payer pour ses exactions.
Haaretz a rappelé vendredi que, lorsqu’on lui a demandé en 2018 si les concessions accordées aux Palestiniens par le biais des accords d’Oslo avaient conduit à l’amélioration des relations avec le monde arabe, Netanyahu avait répondu que c’était « exactement le contraire ».
En recrutant d’abord l’Occident, puis les régimes arabes aux côtés d’Israël, avait-t-il dit, Israël « deviendrait si fort » qu’il forcerait les Palestiniens à « comprendre qu’ils n’ont pas d’autre choix que de faire des compromis avec nous » – c’est comme ça qu’il appelle la soumission totale.
Pour Netanyahu, une alliance stratégique avec le Golfe – aux dépens des Palestiniens – a toujours été plus vitale que de mettre la main sur les territoires occupés. Elle est au cœur de sa vision d’un État israélien, identique à lui-même, maximaliste, suprémaciste, régnant, en toute sécurité, sur le Moyen-Orient, comme une sorte d’hégémon régional aux côtés de la puissance mondiale américaine.
Aujourd’hui, avec cet accord, Netanyahu s’imagine voir le bout du tunnel.