Les Arabes devenus citoyens de l’État hébreu ont longtemps suscité la méfiance des exilés, tout en étant perçus comme une « cinquième colonne » par la société israélienne.
Un article très intéressant de Soulayma Mardam bey paru dans L’Orient Le Jour le 3 octobre dernier.
30 mars 1976. Dans le nord d’Israël, c’est la grève générale. Les chauffeurs de bus ne conduisent pas les ouvriers sur leurs lieux de travail, les enfants ne vont pas à l’école ni les étudiants à l’université. Depuis déjà plus de trois semaines, le comité régional pour la défense des terres arabes s’est accordé sur cette action exceptionnelle, en réponse à l’annonce faite le 19 février par le gouvernement travailliste israélien de confisquer 25 000 dounoms de terre au cœur de la Galilée.
Les autorités israéliennes s’efforcent de contrer le projet du comité par des pressions, des menaces ou des promesses de récompenses. Rien n’y fait. La grève aura bel et bien lieu. Le plan B est mis en œuvre. On déploie police, gardes-frontières et unités militaires. La grève se ramifie en manifestations, les manifestations se muent en une révolte, la révolte s’achève dans la douleur.
Dans le village de Sakhnin, à une vingtaine de kilomètres au nord de Nazareth, la répression du mouvement donne lieu à une tuerie. 6 morts, 50 blessés et 300 arrestations. Des manifestations de solidarité éclatent en Cisjordanie et à Gaza et deviennent emblématiques de l’unité palestinienne par delà les frontières. Depuis ce jour, la date du 30 mars est celle de la « Journée de la terre », symbole de la première mobilisation de masse organisée par les Arabes d’Israël. « À Sakhnin, pour la première fois, les Palestiniens d’Israël s’organisent et se révoltent pour dire que c’est leur terre, qu’elle ne peut pas leur être confisquée et qu’ils sont des citoyens de plein droit », raconte Leila Shahid, ancienne déléguée générale de la Palestine en France, puis auprès de l’Union européenne, à L’Orient-Le Jour. « Ce jour-là, ils sont devenus les héros de tous les Palestiniens. »
Le message de 1976 résonne toujours aujourd’hui. Détenteurs de la citoyenneté israélienne, ces Palestiniens – plus connus sous le nom d’« Arabes Israéliens » – participent activement à la vie économique, sociale et politique du pays. Ils doivent cependant composer avec une réalité de plus en plus difficile pour eux. À tel point qu’aux élections législatives du 17 septembre dernier, le chef de la Liste arabe unifiée, Ayman Odeh, a officiellement recommandé Benny Gantz pour le poste de Premier ministre, dans l’espoir de clore le règne de Benjamin Nétanyahou.
Cette décision n’est pas anodine : c’est la première fois en plus d’un quart de siècle que des partis arabes prennent position dans les affaires des partis sionistes. Le choix de M. Odeh parachève une campagne durant laquelle le candidat du Likoud, M. Nétanyahou, a fait preuve d’une véhémence rare contre la population arabe. Plus tôt en 2018, il avait fait voter une loi à la Knesset définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, qui seul dispose du droit à l’autodétermination. En niant à la minorité arabe son caractère autochtone, la nouvelle loi marginalise davantage une population qui a bâti son identité dans le sillage d’une double lutte : le combat national palestinien et le combat pour l’égalité des droits en Israël.
La séparation
Glorifiées après « la Journée de la terre » en 1976, les relations des Palestiniens d’Israël avec ceux qui vivent sous occupation ou en exil s’inscrivent pourtant dans une histoire en dents de scie.
La première guerre israélo-arabe déclenchée après la création d’Israël en 1948 contraint à l’exode entre 750 000 et 800 000 Palestiniens et permet à l’État juif d’agrandir de près d’un tiers son territoire, en y annexant notamment trois régions, la Galilée (Nord), le grand triangle autour d’Oum el-Fahm et le petit triangle autour de Taybeh (au nord de la Cisjordanie). La minorité arabe israélienne descend de ceux qui sont restés sur place.
« Il y a, au départ, une réaction totalement injuste vis-à-vis des 150 000 Palestiniens dénombrés dans le premier recensement d’Israël », raconte Élias Sanbar, historien et ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco. « En 1948, selon les chiffres les plus crédibles, la population s’élève à 1,4 million de personnes. Quand le premier recensement a lieu, ceux qu’on appellera les “Arabes d’Israël” sont à peu près 152 000. 90 % de la population initiale n’est plus là. »
Pour les Palestiniens, la guerre de 1948 est vécue comme une disparition. Ceux qui n’ont ni fui ni été expulsés suscitent alors l’incompréhension, voire le ressentiment de la majorité. « Ils ont été très mal défendus par les autres Palestiniens. On les traitera comme des collaborateurs », raconte Leila Shahid. « Beaucoup se demanderont comment ont-ils pu rester ? Comment ont-ils pu obtenir la citoyenneté israélienne ? » Les relations sont d’abord marquées du sceau de la méfiance, symptôme d’une séparation forcée. « Ils forment, quelque part, un trou noir », résume M. Sanbar.
Jusqu’en 1966, la population est soumise à un régime militaire qui lui impose permis de déplacement, couvre-feu et assignations à résidence. « Les militaires et les services de sécurité surveillaient beaucoup les relations potentielles entre Palestiniens par delà les frontières », relate Nadim Rouhana, professeur à la Tufts University dans le Massachussetts et spécialiste du conflit israélo-palestinien et des Palestiniens d’Israël. « Jusqu’en 1967, le seul contact avec le monde arabe, c’était la radio et la télé. Mais même cela suscitait une sorte de peur. Écouter la radio devait être géré de manière réfléchie. »
Les frontières s’ouvrent
Les Palestiniens de l’intérieur se retrouvent pris entre deux feux, suspectés de trahison par les leurs, traités comme des citoyens de seconde zone chez eux. Dans les années 60, le Parti communiste israélien offre une tribune sans commune mesure à cette minorité nationale. À la tête des grandes villes arabes, il sert aussi de catalyseur à la renaissance culturelle palestinienne, comptant parmi ses rangs des figures littéraires et intellectuelles emblématiques du nationalisme palestinien. On y trouve le romancier Émile Habibi, des poètes comme Toufic Zayyad, Samih Qassem et même, pour un temps, Mahmoud Darwiche. La politique se fait poétique. « La relation entre les Palestiniens de l’intérieur et ceux des exils commence à se rectifier quand nous viendra progressivement de ces Palestiniens noyés avec la terre la poésie », analyse M. Sanbar.
Tournant fondateur, la guerre des Six-Jours en 1967 opposant Israël aux pays arabes voisins pose un nouveau jalon dans ces relations. Elle se solde par l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza, de Jérusalem-Est, du Golan et du Sinaï. Ironiquement, alors qu’Israël avait longtemps craint l’émergence de liens transfrontaliers, la nouvelle géographie issue de 1967 se fait trait d’union entre les deux populations et signe les prémisses d’une redécouverte palestinienne.
« Les professeurs, les poètes, les romanciers, les artistes, les commerçants ont tissé des liens par delà la frontière et cela s’accélérera jusqu’à la deuxième intifada en 2000 », décrypte M. Rouhana.
Les frontières s’ouvrent. Des ouvriers palestiniens des territoires occupés cherchent du travail dans les zones arabes d’Israël. Des Palestiniens de l’intérieur se rendent en Cisjordanie pour faire leurs courses. « Beaucoup de citoyens israéliens, qu’ils soient juifs ou (arabes), venaient faire leur marché en Cisjordanie parce que tout y coûte moitié moins cher », se souvient Mme Shahid.
L’effacement des frontières est également synonyme d’un accès plus large à l’information, notamment autour des actions de l’Organisation de libération de la Palestine. Après la défaite arabe de 1967, c’est la stratégie de la lutte populaire armée contre Israël qui prédomine au sein de l’OLP. Elle s’appuie au départ sur des bases stables en Jordanie et des cellules clandestines en Cisjordanie et à Gaza. L’expérience échoue, mais les mésaventures des fedayins palestiniens expulsés de Jordanie en 1970 ont un écho retentissant auprès des Palestiniens d’Israël. Il en sera de même, bien plus tard, avec le siège de Beyrouth en 1982.
« Les Palestiniens de l’intérieur se disent qu’ils font partie de ce peuple, qu’ils ont été arrachés à un arbre, même s’ils détiennent un passeport israélien », confie Mme Shahid. « Prague était le rendez-vous secret », se souvient-elle. « On avait un représentant très actif là-bas, à l’époque, et les régimes soviétiques étaient pro-palestiniens. » Des dizaines de rencontres clandestines avec des membres de l’OLP de tous les pays, y compris d’Israël, permettront de renforcer les liens.
Ces « retrouvailles » se heurtent, toutefois, au gré des circonstances politiques, au traumatisme de la séparation originelle. Les Palestiniens d’Israël partis se former en sciences religieuses dans les territoires occupés en 1987, après la première intifada, en font l’amère expérience. Ils sont souvent soupçonnés d’être des espions israéliens ou de s’être « judaïsés » au contact de la culture israélienne. Ils s’étaient pourtant solidarisés très vite avec le soulèvement dans les Territoires en organisant des grèves et des manifestations, en envoyant de la nourriture et des médicaments, ou en organisant des collectes de fonds.
Quelle paix ?
La première intifada prend fin avec la conférence de Madrid en 1991, qui mène aux négociations d’Oslo entre l’OLP et Israël les années suivantes. Signés entre 1993 et 1995, les accords qui en résultent fixent les conditions de l’autonomie des territoires occupés. La création de l’Autorité palestinienne en 1994 en est l’aboutissement. Une partie des Palestiniens a cru que cette étape serait la première vers la création de leur État. « Les Palestiniens d’Israël étaient divisés, comme tous les Palestiniens en somme », analyse Nadim Rouhana. « Certains étaient contre Oslo. Mais en même temps, ils se disaient que si ceux des Territoires le voulaient, ceux de l’intérieur ne pouvaient rien y faire. Le Parti communiste, en revanche, soutenait Oslo. »
« Ils auraient voulu être plus écoutés, que l’OLP les prenne plus au sérieux », observe de son côté Leila Shahid. « Il aurait fallu qu’on les écoute plus, notamment quand ils nous ont dit que la coopération sécuritaire avec Israël serait dangereuse et qu’elle nous ferait porter le chapeau du “collabo”. »
Beaucoup sont désabusés. Exemple emblématique, Mahmoud Darwiche, alors membre du comité exécutif de l’OLP, quitte cette dernière pour protester contre ce qu’il juge comme étant des concessions excessives de la part du leadership palestinien.
« La diversité des opinions a toujours été caractéristique des Palestiniens d’Israël. Il s’agit d’une société, pas d’un parti politique », rappelle Élias Sanbar. « Il y a toujours eu des gens pour soutenir la solution à deux États, d’autres pour lui préférer un État binational, et d’autres encore un État pour tous les citoyens », poursuit-il. « Mais jamais ils n’ont dit qu’ils voudraient être exclus d’Israël pour se retrouver dans la société palestinienne. Au contraire, ils sont sur la scène en Israël et revendiquent leurs droits là-bas. »
« Cinquième colonne »
Les Palestiniens d’Israël font aussi preuve de solidarité avec les territoires occupés lors du déclenchement de la seconde intifada en 2000, parfois au prix de leurs vies. En octobre, sont ainsi organisées dans le pays des manifestations de soutien aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. La réponse des autorités israéliennes culmine dans le sang, faisant 13 morts et plus de 700 blessés en moins d’une semaine.
La réaction de la minorité palestinienne est politique. Elle s’abstient massivement aux élections de février 2001, privant le Parti travailliste au pouvoir de ses voix. Loin de susciter une prise de conscience au sein de l’opinion israélienne, les années qui suivent témoignent d’une droitisation constante de la société, fragilisée par une série d’attentats-suicides qui visent souvent la population civile.
La deuxième intifada conduit dans un premier temps le gouvernement israélien à renforcer les dispositifs de contrôle tels que les barrages établis depuis 1993 pour réduire les passages entre les Territoires et Israël. En avril 2002, le Premier ministre Ariel Sharon décide de passer à la vitesse supérieure et entame la construction d’un mur en Cisjordanie au nom de la lutte contre le terrorisme. Le chapitre de la libre circulation se referme. Le discours officiel tend de plus en plus à ériger la minorité arabe – 20 % de la population – en ennemi de l’intérieur. Plusieurs tentatives visent à faire interdire les partis arabes représentés au Parlement. La crispation identitaire autour des Palestiniens d’Israël les renvoie au rang de « traîtres ». Des chiffres issus de différents sondages conduits dans les années 2000 en témoignent : 78 % des Juifs israéliens se disaient opposés à la présence de ministres arabes dans le gouvernement quand près de 42 % se prononçaient en faveur du retrait du droit de vote à l’ensemble des « Arabes israéliens ».
La première décennie du nouveau millénaire remet en question de manière radicale l’appartenance de cette minorité à la citoyenneté israélienne, avec des effets ravageurs sur le long terme. Les élections législatives de septembre 2019 marquent l’apogée de ce processus. Benjamin Netanyahu manipule la méfiance que suscite les « Arabes israéliens » comme un repoussoir tout au long de sa campagne, les accusant de « vouloir tous nous détruire – femmes, enfants et hommes ».
La décision prise par Ayman Odeh de recommander M. Gantz plutôt que de s’abstenir suite aux dernières élections israéliennes semble entériner la priorisation du combat pour l’égalité des droits en Israël plutôt que la résolution du conflit israélo-palestinien. « Les conditions posées par le chef de la liste arabe unifiée pour recommander M. Gantz étaient majoritairement liées à la question des droits civiques. Rien n’a été formulé par rapport à la Palestine, mis à part la reprise des pourparlers de paix, ce qui est très limité », estime Nadim Rouhana.
Malgré une rhétorique plus modérée que celle de son principal concurrent, M. Gantz n’est pas une colombe. Ancien chef d’état-major de l’armée israélienne, il s’était illustré en 2014 par sa direction des opérations militaires dans la bande de Gaza, qu’il voulait « renvoyer à l’âge de pierre ».
Malgré cela, M. Gantz se démarque de M. Netanyahu en évitant de faire de la minorité arabe un bouc émissaire. Cette posture contribue à le rendre moins hostile aux yeux de celle-ci.
« Les Palestiniens d’Israël forment une population d’un million et demi. Les classes moyennes veulent vivre leur vie et trouvent difficile de s’accorder sur une formule qui puisse leur permettre d’être à la fois des nationalistes palestiniens et de poursuivre la lutte pour l’égalité des droits en tant que citoyens israéliens », conclut M. Rouhana.