Khalil Shikaki est professeur de sciences politiques et directeur du Policy and Survey Research (PSR) Centre palestinien de recherches en politique et enquêtes à Ramallah. Depuis 1993, il a dirigé plus de 200 sondages parmi les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza et mené, depuis 2000, des dizaines d'études statistiques aussi bien parmi les Palestiniens que les Israéliens.
Il est l'auteur de nombreuses recherches et publications sur le processus de paix, la construction d'un État palestinien, l'opinion publique palestinienne, la transition vers la démocratie et l'impact de la politique intérieure palestinienne sur le processus de paix.
Quelques jours après que les USA ne présentent le volet économique de leur fameux "plan de paix" à Bahreïn par lequel ils espéraient "acheter" la dignité des Palestiniens, Khalil Shikaki a répondu aux questions de Guillaume Gendron le correspondant du quotidien Libération.
Une interview qui fait le point sur l'état d'esprit de la société palestinienne parue Le 23 juin 2019, qu'il nous a semblé utile de partager avec les lecteurs de ce blog.
Le politologue, né dans un camp de réfugiés et formé aux Etats-Unis, analyse l’évolution de l’opinion publique palestinienne. Les jeunes Palestiniens ne croient plus à un Etat mais voudraient au moins une égalité de droit. Leur désillusion est totale face au soutien indéfectible de Trump à Nétanyahou et au projet de « plan de paix » américain, redouté comme la fin d’une solution à « deux Etats ».
Son bureau est à un jet de pierres de la Muqata’a, l’imposant palais présidentiel palestinien où siège Mahmoud Abbas. Lequel cherche à couper les vivres de son think tank depuis des années, Khalil Shikaki ayant eu le mauvais goût de publier de nombreux graphiques faisant la démonstration de l’impopularité abyssale du « raïs » octogénaire. Depuis plus d’un quart de siècle, c’est vers ce chercheur que se tournent les experts, journalistes et négociateurs afin de décoder les échos d’une « rue arabe » tant fantasmée.
Né dans un camp de réfugiés à Gaza en 1953, Shikaki est l’infatigable sondeur des humeurs palestiniennes, dont il mesure scientifiquement aspirations et colères. Alors que les Palestiniens n’ont plus voté au niveau national depuis quatorze ans et que les émissaires du président américain Donald Trump préparent un plan de paix les ignorant royalement et visant, selon toute vraisemblance, à leur reddition, il poursuit ses enquêtes d’opinion. Une forme de gymnastique démocratique inséparable à ses yeux de la cause nationale, même s’il n’en voit plus le bout. L’ancien thésard en science politique de l’université Columbia à New York a longtemps pensé qu’il assisterait à la naissance d’un Etat palestinien de son vivant. Il n’y croit plus (du moins d’un point de vue temporel) et explique pourquoi à Libération, d’une voix douce, peut-être lasse. Du fameux « deal du siècle » préparé par les envoyés trumpistes à la dérive autoritaire des caciques de l’OLP, sans oublier la jeunesse palestinienne, tiraillée entre une « solution à deux Etats » désormais jugée illusoire et le recours à la violence.
Les Etats-Unis ont présenté à Bahreïn le package économique accompagnant leur « plan de paix » maintes fois reporté, annoncé comme l’enterrement de la solution à « deux Etats ». La droite israélienne, y compris le Premier ministre Benyamin Nétanyahou, parle ouvertement d’annexer la Cisjordanie. Le leadership palestinien est inaudible et marginalisé. Les pays arabes se désintéressent du conflit. Dans ces circonstances, quels sentiments dominent chez les Palestiniens ?
Evidemment du désespoir et une part non négligeable de colère. Mais ce qui ressort, c’est d’abord une grande perte de confiance. S’il y a quelque chose que les Palestiniens ont bien compris, c’est que l’administration Trump et ses émissaires n’étaient pas leurs amis. Qu’ils étaient du côté d’Israël en tous points. Bien sûr, les Etats-Unis ont toujours été vus comme biaisés. Mais si l’on remonte à l’époque de Bill Clinton (1992-2000), disons qu’il y avait le bénéfice du doute. Il fut un temps, à la fin des années 90, où les Américains mettaient la pression sur Nétanyahou et Clinton inaugurait un aéroport à Gaza. Ça a beaucoup marqué ici. L’élection d’Obama, à ses débuts, avait aussi suscité quelques espoirs. Désormais, les Palestiniens sentent que l’administration américaine n’est pas juste tournée vers Israël, mais rangée du côté des éléments les plus droitiers du pays. Cela laisse peu de place à l’imagination, concernant le futur de la Palestine et ce que contiendra, ou plutôt ne contiendra pas, le plan de Donald Trump.
C’est-à-dire ?
Au fil des ans, nos études ont mis en exergue cinq points qu’on pourrait appeler les « besoins vitaux » ou les « briseurs d’accord », sur lesquels les Palestiniens ne veulent pas transiger. En haut de la pile : la fin de l’occupation israélienne. Ensuite, le fait que n’importe quel type d’accord doit mener à la création d’un Etat palestinien, et, troisième et quatrième points, que les frontières de cet Etat suivent celles de 1967 et que sa capitale soit Jérusalem-Est. Enfin, la recherche d’une « solution juste » à la situation des réfugiés. Dans nos derniers sondages, on a demandé aux Palestiniens s’ils pensaient que le plan Trump cochera l’une des cinq cases. Près de 80 % sont persuadés qu’aucune de ces demandes ne sera prise en compte.
Ils ne sont pas les seuls à le penser. D’autant qu’aujourd’hui, aucun responsable israélien, y compris les opposants « centristes » à Nétanyahou, n’ont l’intention d’accepter ces paramètres, que ce soit sur Jérusalem, les frontières ou les réfugiés…
C’est d’abord l’opinion publique israélienne qui y est très largement opposée. Soyons clairs : les deux peuples ne sont plus prêts. Le degré de méfiance est si élevé entre Israéliens et Palestiniens qu’aujourd’hui les populations ne sont plus une force pour la paix. Mais je ne crois pas non plus qu’elles soient un obstacle. Nos études montrent qu’on peut encore retourner l’opinion si l’on prend des engagements forts, imposés par les politiques. Si un compromis acceptable est trouvé entre chaque partie sur les « besoins vitaux » dont je parlais plus haut, on voit que la majorité des deux côtés ne s’opposera pas à un accord.
En vous écoutant, on ne peut s’empêcher de noter la distorsion, voire la déconnexion, entre cet espoir zombie en une solution négociée vers deux Etats, entretenu par la majorité des intellectuels étrangers et la vieille garde palestinienne, et ce que l’on entend dans les cafés, les camps de réfugiés mais aussi chez les jeunes activistes. Tous ces gens qui n’y croient plus et qui veulent basculer vers autre chose. Une « solution à un Etat », une lutte pour les droits civiques plutôt qu’une division territoriale devenue impossible…
Il y a un réel durcissement des attitudes, à tous les niveaux et dans toute la population. Il a commencé il y a dix ans, lors du retour au pouvoir de Benyamin Nétanyahou. Le déclin du soutien à la solution à deux Etats débute là. La jeunesse palestinienne est plus radicale que jamais, le fossé entre les 18-30 ans et leurs parents et grands-parents est le plus grand qu’on ait mesuré. Pourquoi ? Parce qu’ils sont incapables de visualiser un futur enviable. Sous occupation israélienne permanente, ils ne voient ni opportunité matérielle ni autodétermination. Mais quand ils imaginent un Etat palestinien, basé sur l’expérience qu’ils ont du régime actuel, ils ne voient ni démocratie ni Etat de droit.
Vous parlez là des désillusions créées par l’Autorité palestinienne…
Un gouvernement propre, un système démocratique avec des élections régulières, une presse libre, une justice indépendante, une société pluraliste : tout cela est primordial pour la jeunesse palestinienne. Mais depuis la création de l’Autorité [en 1994], nous avons échoué notre transition vers la démocratie. L’expression des voix dissidentes est réprimée, notre Constitution bafouée chaque jour. Ne reste qu’une forme de clientélisme. Pour la jeunesse, un Etat qui serait le prolongement de l’élite actuelle ne pourrait être que corrompu [selon ses études, 80 % des Palestiniens considèrent l’Autorité palestinienne ainsi, ndlr], un énième Etat arabe autoritaire. Ils rejettent cette issue plus fortement que les anciennes générations, pour qui la souveraineté et l’indépendance prenaient le pas sur les pratiques démocratiques. L’idéal nationaliste à n’importe quel prix des parents n’est plus partagé par tous leurs enfants.
N’est-ce pas aussi lié au fait que cette génération-là n’a rien connu d’autre que le délitement des accords d’Oslo, la colonisation accrue, le blocus et les guerres à Gaza ?
Evidemment. La colonisation est comprise comme le signal clair qu’Israël n’est pas intéressé par la solution à deux Etats. D’où la recherche d’une option alternative, avec cette conviction qu’un Etat palestinien est désormais infaisable - Israël étant plus fort et plus à droite que jamais, jouissant d’une forme d’impunité. C’est pour cela que le sacrifice de la souveraineté est plus facile à faire pour ces jeunes pro-« un Etat », du moment qu’ils obtiennent l’égalité des droits. Leur vision est souvent dénuée de connotation religieuse, voire nationaliste. Elle se résume à « une personne, un vote », avec l’Afrique du Sud comme modèle. Cela dit, la majorité des Palestiniens considèrent que l’avènement d’un Etat palestinien reste un must, qu’on ne peut effacer cette composante nationale, au-dessus de toutes les autres « solutions ».
Vous avez néanmoins mesuré un effritement significatif de l’opinion sur ce point…
Au milieu des années 90, 80 % des Palestiniens étaient pour une solution à deux Etats. Dix ans plus tard, après la seconde Intifada, encore 70 %. Aujourd’hui, ce n’est plus une majorité, autour de 48 % selon notre dernier sondage. Mais ça reste l’option la plus populaire. Le soutien pour une solution à un Etat ne représente qu’un tiers des Palestiniens. Et une vision islamiste - celle d’un arrangement temporaire, dit hudna, soit une trêve mais pas de paix - environ 30 %. C’est la base du Hamas. Il y a aussi une partie grandissante des Palestiniens qui se disent prêts à opter pour l’issue la plus réaliste, notamment parmi les plus âgés.
La société palestinienne est décrite comme divisée - géographiquement, religieusement et politiquement. Quels en sont les traits principaux ?
Il y a essentiellement trois systèmes de valeurs concurrents chez les Palestiniens. Le nationalisme séculier que je dirais « mainstream », l’islamisme et la gauche laïque. Les laïques sont donc majoritaires, moins de la moitié de la société est religieuse, même si bon nombre sont traditionalistes. Mais la majorité, y compris parmi les religieux, reste persuadée que l’Etat et la religion doivent être séparés. Les islamistes, ceux qui se définissent avant tout comme musulmans et pensent que la religion est au-dessus des structures démocratiques, représentent environ 30 % de la société. De façon générale, la société palestinienne est plus laïque que la plupart des sociétés arabes. Moins que le Liban ou la Tunisie, mais bien plus que la Jordanie ou l’Egypte.
Ces derniers mois, les Américains ont substitué le concept de « paix » à celui de « prospérité », comme si les aspirations nationales palestiniennes étaient à vendre.
Les Palestiniens rêvent comme tout le monde d’une vie meilleure, d’une économie florissante. Mais jamais à ce prix. Jared Kushner [gendre de Donald Trump en charge des négociations, ndlr] et ses collègues ne comprennent rien à la psyché palestinienne. Il tire des conclusions sur ce que les Palestiniens seraient prêts à accepter basées sur la tolérance actuelle au statu quo, soit l’occupation telle qu’elle est aujourd’hui, post-Oslo. Ils se disent : « Si le statu quo est si inacceptable, pourquoi les Palestiniens ne se révoltent pas ? Pourquoi leur gouvernement coopère avec les Israéliens sur la sécurité ? » Ils en déduisent que si l’on présente une version améliorée du statu quo, les Palestiniens s’en contenteront.
En quoi ce raisonnement est fallacieux ?
Quiconque a suivi ce conflit sait que l’on ne peut confondre capacité à supporter l’occupation et consentement. Les Palestiniens ont toujours fait leur propre calcul, mais pas avec les mêmes mesures que le reste du monde. Ils ont une perception du temps long, l’idée qu’ils sont là pour rester, qu’ils n’ont nulle part où aller et que tôt ou tard, il faudra faire avec eux. Ils sont convaincus qu’ils ont plus de résilience, car ils ont moins à perdre que les Israéliens. Pour revenir à la situation économique, ce n’est pas un facteur saillant. La seconde Intifada a éclaté à un moment où les conditions économiques étaient loin d’être mauvaises, il n’y avait pas de crise humanitaire, rien de tout ça. Et pourtant les Palestiniens étaient prêts, malgré leur apparente « acceptation » du statu quo, à s’engager dans une campagne de résistance soutenue pendant cinq ans. C’est là que ceux qui ne connaissent pas l’histoire font une erreur terrible : c’est-à-dire prendre le calme pour une soumission tacite. C’est l’erreur que fait l’administration Trump.
Vos derniers sondages montrent un regain du soutien à la violence…
Il faut distinguer les questions qu’on pose. Il y a les interrogations théoriques : « Est-ce que la violence paie ? Est-elle plus efficace que la diplomatie ? » Et puis pratiques : « Faut-il lancer une campagne de violence pour mettre fin à l’occupation et faire avancer les ambitions nationales du peuple palestinien ? » Quand le processus d’Oslo était vu comme viable, la réponse était non à toutes ces questions. Mais après l’échec de Camp David en 2000, pour la première fois depuis longtemps, les Palestiniens ont répondu massivement que la violence payait, et qu’ils devaient lancer une campagne de violence [la seconde Intifada commença peu après, ndlr]. Les appels à la violence ont plusieurs déclencheurs. La réaction émotionnelle : du sang dans les rues, des martyrs à venger, etc. L’exposition à la violence nourrit la violence : c’est l’Intifada. Mais il y a aussi le calcul rationnel. Ça, c’est le retrait unilatéral de Gaza en 2005 par Israël. La conclusion des Palestiniens a été que les Israéliens se sont retirés sous le feu des Palestiniens, ce qui a fait la popularité du Hamas, avec l’idée que la souffrance qu’ils avaient fait subir aux Israéliens avait porté ses fruits. Aujourd’hui, une courte majorité des Palestiniens s’opposent encore à la violence. Mais la jeunesse, clairement, est en faveur [de cette stratégie], dominée par l’idée que la diplomatie a échoué, que la violence paie, et que c’est le plus efficace.
Peut-on y voir la conséquence de la façon dont Israël traite avec le Hamas - comme un ennemi, mais avec lequel il y a des négociations, même informelles - et l’Autorité palestinienne, que le gouvernement Nétanyahou méprise, malgré la collaboration sécuritaire…
Les Palestiniens voient que le Hamas peut kidnapper un soldat et l’échanger contre un millier de prisonniers. Dans le même temps, Mahmoud Abbas, dont les forces de sécurité sauvent chaque année la vie de centaines d’Israéliens, qui se sont égarées dans les Territoires palestiniens, en les remettant à Israël sains et saufs, ne reçoit rien, pas un prisonnier relâché, nada. La conclusion tirée de ce simple exemple, c’est qu’Israël répond de façon plus bénéfique à la violence du Hamas qu’à la coopération de l’Autorité. Mahmoud Abbas garantit la sécurité, mais les Israéliens le considèrent comme un « non-partenaire ». Le Hamas, lui, en est un pour négocier un accord de trêve. Pourquoi ? Parce que le Hamas peut faire mal aux Israéliens, alors qu’Abbas a abandonné cette carte. Et, visiblement, Israël ne le prend plus au sérieux en conséquence.
Guillaume Gendron
Sources : journal Libération